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Alfredo Sánchez Santiago Le souci des limites : Michel Foucault et le droit Review of Marco Díaz Marsá, Ley y ser. Derecho y ontología crítica en Foucault (1978-1984), Escolar y Mayo, Madrid 2016 (184 p.) Le champ des études foucaldiennes s’est récemment nourri de la contribution du nouveau livre de Marco Díaz Marsá, intitulé Ley y ser. Derecho y ontología crítica en Foucault (1978-1984). Professeur de philosophie à l’Université Complutense de Madrid, Díaz Marsá est auteur de nombreuses publications sur la pensée de Foucault et sur le rapport du philosophe français avec la tradition critique kantienne, ainsi qu’avec d’autres courants de la pensée classique et contemporaine (Platon, Giorgio Agamben, Hannah Arendt). Depuis quelques années et par contraste avec les lectures les plus orthodoxes, il s’est employé à restituer le caractère systématique et les fondements ontologiques de la philosophie de Foucault. Sa démarche a dans ce sens quelque chose d’insolite, et par là même d’embarrassant pour le foucaldisme canonique. Dans son avant-dernier ouvrage, Modificaciones. Ontología crítica y antropología política en el pensamiento de Foucault[1], il s’était déjà penché sur les modifications ontologiques structurelles qui touchent la pensée de Foucault dans la deuxième moitié des années 1970. Le passage de l’« ontologie de l’univocité », où le pouvoir est compris comme l’être de tout ce qui existe, à ce que l’auteur appelait alors l’« ontologie axiale », opérationnelle dès 1978 et articulée autour de l’axe triple du pouvoir, du savoir et de l’éthique, ouvrait la réflexion de Foucault au problème de la liberté, comprise d’abord comme le corrélatif des techniques sécuritaires de gouvernement et puis comme substance éthique ou comme condition ontologique. Mais un tel passage entraînait quelque chose de plus, quelque chose de plus important aussi au sein de la philosophie foucaldienne : il permettait de poser à nouveaux frais le problème du pouvoir et de la résistance, de concevoir de manière positive les potentialités de l’action humaine dans le monde et d’attribuer une réalité ontologique effective à la liberté et à ses produits (éthique, politique, droit) – une réalité indépendante de l’espace aveugle de la nature et des automatismes du jeu économique. Dans la continuité de cette première recherche, le nouveau livre de Díaz Marsá approfondit le rapport du juridico-politique (partie I) et de l’ontologique (partie II) dans la pensée du dernier Foucault, rapport qui n’avait été abordé dans Modificaciones que de façon purement programmatique. Son intérêt consiste à montrer que, dès la fin des années 1970 et en raison des déplacements ontologiques mentionnés, le droit commence à être pensé par Foucault dans sa réalité effective, et plus particulièrement comme une instance normative externe de limitation de la rationalité économique et du pouvoir gouvernemental. Le droit, donc, comme limite à opposer aux abus de tout gouvernement possible, mais aussi au marché comme milieu de domination complémentaire et centre de production de normes sociales, c’est-à-dire comme lieu de vérité (comme instance de véridiction, dit Foucault) de l’action gouvernementale, du rapport intersubjectif et du rapport de l’individu à soi-même. La recherche de Díaz Marsá ne va pas sans difficultés. Elle doit du moins faire face à un double obstacle, le premier externe, le second interne à la pensée foucaldienne. L’obstacle externe concerne la réception hégémonique de Foucault. Conformément à une lecture aujourd’hui très répandue, le droit constituerait le point aveugle de sa philosophie, un problème qui aurait été délibérément négligé par l’auteur de Surveiller et punir, une entité dont la seule existence serait incompatible avec ses analyses sur le pouvoir disciplinaire, avec son refus de l’humanisme et de l’universalité, et avec son engagement en faveur des luttes sectorielles et contre le pouvoir étatique. Cette image caricaturale de Foucault, souvent exploitée par ses dénonciateurs, par les idéologues de la soi-disant « pensée 68 » (pensée dont on ne sait pas très bien, pour le dire avec Foucault, quelle est l’articulation et l’ossature), exigeait d’être nuancée[2]. Mais Díaz Marsá doit aussi se confronter à Foucault lui-même, qui pendant quelque temps, du moins jusqu’en 1976, n’aurait vu dans le droit qu’une fiction qui cache et véhicule l’exercice du pouvoir, en le rendant acceptable et tolérable par les individus (I, chap. 2.2). On connaît bien ce passage de Surveiller et punir où Foucault parle des disciplines comme d’un « contre-droit », comme la contrepartie matérielle des procédures formelles qui définissent les structures juridico-politiques d’une société : « Aussi régulière et institutionnelle qu’elle soit, la discipline, dans son mécanisme, est un “contre-droit”. Et si le juridisme universel de la société moderne semble fixer les limites à l’exercice des pouvoirs, son panoptisme partout répandu y fait fonctionner, au rebours du droit, une machinerie à la fois immense et minuscule qui soutient, renforce, multiplie la dissymétrie des pouvoirs et rend vaines les limites qu’on lui a tracées »[3]. La même analyse se trouve dans « A verdade e as formas jurídicas », dans La volonté de savoir et dans « Il faut défendre la société », où Foucault définit l’objectif de son cours sans ambigüité : « J’ai essayé […] de laisser au contraire valoir comme un fait, aussi bien dans son secret que dans sa brutalité, la domination, et puis de montrer, à partir de là, non seulement comment le droit est, d’une manière générale, l’instrument de cette domination – cela va de soi – mais aussi comment, jusqu’où et sous quelle forme le droit […] véhicule et met en œuvre des rapports qui ne sont pas des rapports de souveraineté mais des rapports de domination »[4]. Les exemples pourraient être multipliés. Dans tout le corpus foucaldien de la première moitié des années 1970, il s’agit – explique Díaz Marsá – de « faire émerger, face au droit [derecho], le fait [hecho], le fait d’une domination qui trouve dans l’appareil juridique l’un de ses instruments, et non pas un point d’ancrage critique » (p. 31-32). S’il existe bien pour Díaz Marsá un élément déclencheur de la nouvelle considération du juridique, c’est la substitution de la gouvernementalité au pouvoir comme cadre général de la problématisation foucaldienne. Le nouveau statut accordé à la liberté, condition matérielle et production par excellence de l’art libéral de gouvernement, mais aussi – ce n’est que le revers de la même médaille – point d’appui possible de la résistance à la domination, n’est pas sans conséquences pour la conceptualisation du droit. À partir de 1978, lit-on dans Ley y ser, « l’idée du droit comme limite, comme limite réelle du pouvoir deviendra pleinement opérationnelle, la dimension juridique, ses discours et ses pratiques pouvant désormais s’intégrer dans les stratégies de la liberté face à la domination, ainsi que dans la définition des rapports de pouvoir – constitutifs de chaque société – dans des conditions de liberté et d’égalité » (p. 38). Le droit, jadis considéré un épiphénomène illusoire et la couverture idéologique de la domination disciplinaire, devient ainsi l’instrument non pas du pouvoir, mais de la liberté, celle d’un individu reconnu dans sa condition de sujet d’action capable d’opposer au pouvoir toute une série de réponses, réactions et inventions possibles. À l’appui de sa thèse, Díaz Marsá fait recours dans un premier temps à l’entretien « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (I, chap. 2.3), où Foucault exprime ce renversement fondamental affirmant que, pour lutter contre la solidification des états de domination, le rapport à soi et les techniques rationnelles de gouvernement ne sont pas suffisants, mais qu’il est nécessaire de se donner « des règles de droit » et d’articuler « la préoccupation éthique et [la] lutte politique pour le respect des droits »[5]. Le moins que l’on puisse dire pour le moment est que le mot « droit » ne semble plus revêtir un sens négatif dans la bouche de Foucault. Ce n’est pas toutefois le seul élément de preuve fourni par Díaz Marsá. Dans le chapitre 2.4 de la première partie, qui constitue à nos yeux la contribution fondamentale de l’ouvrage, l’auteur analyse dans le détail cinq textes de Foucault (entretiens, articles, déclarations politiques) où la question du droit comme limite se pose de façon explicite : il s’agit de « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? » (1977) ; « L’expérience morale des Polonais ne peut plus être effacée » (1982) ; « Truth, Power, Self » (1982) ; « Face aux gouvernements, les droits de l’homme » (1981) et « Inutile de se soulever ? » (1979). Dans le champ de problématisation délimité par ces textes, il serait possible selon l’auteur de saisir dans sa spécificité le nouveau droit conceptualisé par Foucault. S’il est vrai, comme Díaz Marsá l’admet (p. 84), que Foucault n’a jamais repris ces développements sur le droit sous la forme d’une réflexion ordonnée et systématique, les supposer triviaux revient, en fait, à les ignorer. Nous présentons ci-après leurs traits fondamentaux. 1) Le nouveau droit foucaldien se présente d’abord comme quelque chose qui existe, qui possède une réalité propre. Cela ne veut pas dire qu’il a une essence éternelle et immobile. Il est plutôt une réalité historiquement déterminée et constituée dans le jeu réel des soulèvements et des affrontements politiques. Le droit, dit Foucault dans son intervention sur l’affaire Croissant, constitue « une réalité encore fragile mais précieuse », conquise « par des voies tortueuses » et qui ne peut point être considérée « une abstraction juridique ni un idéal de rêveur ». La considération du droit comme une fiction derrière laquelle il se passerait quelque chose d’autre, à savoir la réalité de la domination disciplinaire, est maintenant contrebalancée par une leçon d’anti-platonisme : « Le tribunal – écrit Foucault dans le même texte – n’est pas un théâtre d’ombres »[6]. 2) De la même manière que le droit possède une réalité propre, il exerce un rôle autonome, c’est-à-dire non subordonné à d’autres instances ni à d’autres fonctions : il ne sert ni à l’intensification du pouvoir étatique (comme c’était le cas dans le paradigme de la Raison d’État), ni à la modulation de ce dernier conformément à des critères d’utilité, de rentabilité ou de productivité économique (comme c’est le cas dans les paradigmes libéraux de gouvernement). Le droit occupe le lieu de l’extériorité. Plus encore, la dimension juridique, conformément à la nouvelle conceptualisation foucaldienne, réactive le partage entre le dedans et le dehors, entre le cours obstiné du monde et les potentialités de la liberté humaine. Selon Díaz Marsá, Foucault aurait thématisé cette dimension qui s’arrache aux processus circulaires du monde naturel et économique dans « Inutile de se soulever ? ». Ce texte compose toute une rhétorique de l’extériorité dès lors qu’il y est question de quelque chose d’irréductible au pouvoir et à ses coercitions, d’irréductible également à l’histoire et « à ses longues chaînes de raisons ». Ce quelque chose, situé « au-dessous de l’histoire » et « en arrière de la politique », condition de possibilité d’une limitation juridique externe, c’est pour Foucault la subjectivité, la subjectivité de n’importe qui, et c’est là – écrit-il – que « toutes les formes de liberté acquises ou réclamées, tous les droits qu’on fait valoir […] ont […] un point dernier d’ancrage »[7]. 3) Le droit effectue enfin la « codification de l’externe » (p. 84) sous la forme de limites susceptibles d’être opposées à l’action gouvernementale. C’est ce que Díaz Marsá appelle la dimension de légitimité du nouveau droit foucaldien (p. 65-66). « Au pouvoir, il faut opposer des lois infranchissables et des droits sans restrictions »[8], écrit Foucault dans le texte sur la révolution iranienne. Dans un entretien sur la situation politique en Pologne, il est encore plus clair : « Si des gouvernements font des droits de l’homme l’ossature et le cadre même de leur action politique, c’est très bien. Mais les droits humains, c’est surtout ce qu’on oppose aux gouvernements. Ce sont des limites que l’on pose à tous les gouvernements possibles »[9]. En tant que limitation externe, le droit ne décide pas de l’utilité ou de l’inutilité de l’action gouvernementale, mais de la légitimité de celle-ci. C’est-à-dire qu’il trace les lignes rouges qu’en aucun cas les gouvernements ne pourront transgresser, sous peine d’être considérés comme illégitimes. La critique libérale du pouvoir obéit à la logique de l’intérêt, elle interroge de l’intérieur la pratique du gouvernement dans les termes d’une économie politique : jusqu’où faut-il gouverner, à quel moment est-il nécessaire de s’abstenir, quelles sont les lois naturelles de l’économie que le gouvernement doit accompagner sans restreindre, encourager sans bloquer, promouvoir avec un minimum d’interférences. Face à ce repérage des excès du pouvoir, la critique juridique se fonde sur la dénonciation inconditionnelle des abus de tout gouvernement possible, « quel qu’en soit l’auteur, quelles qu’en soient les victimes », dit Foucault dans le manifeste de Genève[10]. En ce qu’elle postule les droits de l’homme, et non pas le marché ou l’utilité comme principe de limitation des gouvernements, la pensée du dernier Foucault serait selon Díaz Marsá à situer dans le cadre de cette critique juridique, et par là-même dans la lignée de la tradition révolutionnaire que le philosophe français analyse dans Naissance de la biopolitique (p. 98, 173-174). Sous cet aspect, les réflexions de l’auteur de Ley y ser sont aux antipodes d’autres lectures récentes, comme celle de Geoffroy de Lagasnerie, qui voit dans la dernière période de la production foucaldienne une convergence avec les positions théoriques du néolibéralisme, où Foucault aurait découvert un dispositif critique du pouvoir de premier ordre et la dernière incarnation de la tradition émancipatrice. Quoi qu’il en soit, Díaz Marsá n’ignore pas le fait que Foucault, malgré les déplacements analysés, reste un penseur critique des droits humains, appellation essentialiste qu’il propose à plusieurs reprises de remplacer par celle, plus générale et historiquement plus déterminée, de « droits des gouvernés » (p. 44-46). La question est alors la suivante : peut-on faire valoir les droits humains comme principe externe de limitation du pouvoir sans avoir recours à une nature humaine, à une essence de l’homme qui resterait identique à elle-même au cours de l’histoire ? Autrement dit, la dimension de l’extériorité codifiée par le droit, par les droits humains, doit s’interpréter nécessairement dans un sens théologique ou métaphysique ? Dans sa réponse à cette question, que Díaz Marsá avait déjà abordée lors d’un important colloque consacré à la pensée des Lumières[11], réside l’une des idées les plus intéressantes de Ley y ser. Selon l’auteur, l’étude foucaldienne du cas polonais ouvre la possibilité de fonder les droits de l’homme, non pas sur une idée positive d’humanité, mais sur un affect, et plus particulièrement sur un sentiment partagé de détestation ou sur une perception commune de l’intolérable. « [Ce] que le penseur français appelle détestation dans cet entretien –explique-t-il – est à comprendre comme un affect qui introduit dans une dimension véritablement politique, dans un espace d’humanité commune qui est accessible par le biais de la douleur partagée. […] L’expérience de l’intolérable devient ainsi le principe d’initiatives morales et politiques, le levier d’un engagement pour les droits humains en tant qu’exercice d’une politique morale » (p. 47-48). En somme, les droits humains ne trouvent pas leur point d’ancrage dans l’idée d’homme de l’humanisme, et ils ne sont pas non plus conçus comme une pensée totalisatrice. Ils sont au contraire le résultat pratique d’un travail politique et moral de pensée en commun, né du sentiment de l’intolérable et susceptible de constituer un front de résistance contre les abus des gouvernements. Quelle idée de normativité opère donc chez Foucault ? Selon Díaz Marsá, qui suit sur ce point Wilhelm Schmid, la pensée du dernier Foucault pose les fondements d’une normativité non normalisatrice (II, chap. 1), c’est-à-dire d’une normativité indépendante de toute référence à un modèle préalable (à une nature humaine, par exemple) et qui est donc respectueuse de la pluralité originaire du corps social. La dernière production foucaldienne témoigne d’une compréhension nihiliste de la normativité, ainsi que de la possibilité de mener une fondation antihumaniste des droits humains, désormais sous-tendus par un affect politique. Le topique théorique de la mort de l’homme n’entraîne pas alors l’effondrement de toute normativité. Il impose plutôt l’impératif d’avoir à penser sous la loi de la finitude (p. 75), de ne pouvoir s’engager qu’avec une normativité critique et avec une condition humaine, appréhensible négativement à partir du sentiment de l’intolérable. « On pourrait dire – explique Díaz Marsá – que le sentiment de l’intolérable est la ratio cognoscendi de l’humanité, la ratio essendi du sentiment de l’intolérable étant une certaine condition ontologique, celle justement de la condition humaine. Cela signifie qu’une certaine dimension normative est nécessairement à l’œuvre dans la pensée foucaldienne, une dimension qui doit être considérée comme la condition de possibilité de la critique et du sentiment de l’intolérable, mais également de la défense cohérente, par Foucault, des droits humains ». Et Díaz Marsá de conclure : « C’est cette normativité négative, fondatrice, pour ainsi dire, d’un humanisme négatif, qui opère à notre sens dans la pensée de Foucault. Une normativité sui generis qui donne la mesure de son ontologie » (p. 75-76). En effet, le nouveau droit chez Foucault entraîne des modifications ontologiques structurelles, ou plutôt : ce n’est que sur la base d’une nouvelle ontologie que la réalité substantielle du droit peut être affirmée. Dans le quatrième chapitre de la seconde partie du livre, Díaz Marsá rend compte des deux attributs de cette nouvelle ontologie foucaldienne. Nous les évoquons très brièvement. 1) D’une part, face aux conceptions ontologiques de l’univocité (comme celle du libéralisme, par exemple), qui effectuent la réduction de tout, y compris de la liberté, au règne uniforme de la nature, l’ontologie foucaldienne s’indexe sur un double régime de l’être : nature et liberté, pouvoir et droit, être et devoir. Dans cette ontologie dualiste, la manière d’être de la liberté ne correspond pas à la spontanéité des mécanismes du marché ou à la naturalité du désir de l’homo oeconomicus. La liberté, condition de possibilité du droit, est une liberté juridique qui introduit le devoir dans le monde, c’est-à-dire l’impératif de transformation de ce qui est et de problématisation des limites historiques qui nous sont imposées. 2) D’autre part et par conséquent, l’ontologie foucaldienne restitue la capacité de la volonté humaine à intervenir sur le cours du monde. Ce n’est pas par hasard que Foucault a décrit l’activité de la critique comme « l’art de l’inservitude volontaire » ou de « l’indocilité réfléchie », en référence directe à l’Aufklärung kantienne[12]. Ce second attribut conduit Díaz Marsá à un intéressant développement sur le rapport entre la faculté de penser (la problématisation), le jugement (le sentiment de l’intolérable) et l’action (la constitution d’une volonté politique) dans la pensée du dernier Foucault, et en s’appuyant sur le cours au Collège de France de 1983, sur le rapport plus général entre philosophie et politique (II, chap. 4). L’ontologie foucaldienne peut être caractérisée en somme comme une ontologie critique (II, chap. 5), où la question n’est pas tant la connaissance des conditions de possibilité de l’expérience, que le franchissement des limites historiques qui déterminent ce que nous pouvons être, faire et penser, et l’élargissement concomitant du travail indéfini de la liberté. L’ontologie critique s’avère alors une ontologie de l’actualité, car elle trouve sa tâche dans la définition des conditions dans lesquelles la pensée peut agir sur son présent : « Diagnostiquer le présent, dire ce que c’est que le présent, dire en quoi notre présent est différent et absolument différent de tout ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire de notre passé. C’est peut-être à cela, à cette tâche-là qu’est assigné maintenant le philosophe », affirme Foucault en 1968[13]. Ley y ser s’achève par une appendice (p. 145-174). L’auteur y explore le rendement théorique de l’ontologie foucaldienne du présent dans les leçons sur le néolibéralisme de 1979, publiées sous le titre Naissance de la biopolitique. Il se concentre en particulier sur un aspect du cours qui a été négligé par l’historiographie dominante, à savoir l’affrontement de Foucault aux critiques du capitalisme issues de la gauche radicale de la fin des années 1960, incarnées de façon paradigmatique par la pensée freudo-marxiste de Herbert Marcuse et par le situationnisme de Guy Debord. La thèse de Díaz Marsá est que Foucault, dans ses leçons sur le néolibéralisme, redéfinit l’objet et les fondements de la critique politique du présent prenant la pensée de ces auteurs comme contrepoids polémique. Conformément aux développements de Foucault dans ce cours, ceux-ci passeraient à côté de ce qui constitue le principe directeur de la pratique gouvernementale actuelle, moins centrée sur la production d’uniformisation et sur l’étatisation de la société que sur l’optimisation des systèmes de différence et sur le retrait du pouvoir étatique en faveur de l’autoresponsabilité des agents économiques. Dans la conclusion, Díaz Marsá précise le nouvel objet, le principe normatif et la référence juridique inéluctable qui, in negativo et par contraste avec ces discours hégémoniques, doivent à ses yeux être attribués à la critique foucaldienne du présent. L’ouvrage de Díaz Marsá contribue de manière remarquable à rendre intelligible la dernière période de la production foucaldienne, où il a le mérite de repérer un champ d’étude inexploité et théoriquement fécond. Mais Ley y ser peut être également lu (ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres) comme une leçon d’anticapitalisme, du moins au sens restreint qui voit dans l’anticapitalisme un travail de conceptualisation et de préservation des limites anthropologiques, éthiques, écologiques, mais aussi juridiques, que la raison économique doit être contrainte à respecter. Penser les limites, ramener les choses à leurs limites, affirmer, à la limite, notre finitude comme la seule limite à observer par l’impératif pratique qui nous oblige à les transgresser toutes : telle est pour Díaz Marsá la difficulté et la tâche de la philosophie, comprise comme activité critique et comme pratique de résistance. C’est autour de ce souci des limites, plutôt que d’un militantisme anticapitaliste parfois trop problématique et ambivalent, que nous devrions articuler aujourd’hui nos alliances politiques avec Michel Foucault. C’est peut-être le moyen le plus sûr de le garder à nos côtés.
[1] M. Díaz Marsá, Modificaciones. Ontología crítica y antropología política en el pensamiento de Foucault, Escolar y Mayo, Madrid 2014. [2] Díaz Marsá rejoint sur ce point Márcio Alves da Fonseca, qui a montré (quoique sous un angle bien différent) que le problème du droit traverse d’un bout à l’autre la philosophie de Foucault. Cf. M. Alves da Fonseca, Michel Foucault et le droit, trad. fr. Thierry Thomas, L’Harmattan, Paris 2014. [3] M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris 1975, p. 224-225. [4] M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Seuil-Gallimard, Paris 1997, p. 24. [5] M. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (1984), dans Dits et écrits, Gallimard, Paris 1994, vol. IV, p. 727-728. [6] M. Foucault, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? » (1977), dans Dits et écrits, op. cit., vol. III, p. 362, 365. [7] M. Foucault, « Inutile de se soulever ? » (1979), dans Dits et écrits, op. cit., vol. III, p. 791, 793-794. [8] Ibid., p. 794. [9] M. Foucault, « L’expérience morale et sociale des Polonais ne peut plus être effacée » (1982), dans Dits et écrits, op. cit., vol. IV, p. 349. [10] M. Foucault, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme » (1981), op. cit., dans Dits et écrits, vol. IV, p. 707. [11] M. Díaz Marsá, « Ilustración y decisión. Consideraciones en torno al enunciado foucaultiano “Yo percibo lo intolerable” », à paraître dans Respuesta a la pregunta: ¿Qué es Ilustración?, Escolar y Mayo, Madrid. [12] M. Foucault, « Qu’est-ce que la critique ? » (1978), dans Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Vrin, Paris 2015, p. 39. [13] M. Foucault, « Foucault répond à Sartre » (1968), dans Dits et écrits, op. cit., vol. I, p. 665. |