| Print | |
Nous sommes alors au plus près de Foucault. Voyez par exemple que si Derrida, à la suite de Husserl, relève nettement, parmi les « invariants de l’histoire », « par exemple le langage », Foucault, dans un texte littéraire publié l’année suivante, note pour sa part qu’« aujourd’hui […] la littérature […] se constitue en un réseau […] où ne peuvent plus jouer la vérité de la parole ni la série de l’histoire, où le seul a priori, c’est le langage »[1]. Mais c’est surtout la question de la répétition, de la ré-itérabilité du sens qui doit nous alerter. Dans un livre déjà ancien, D. Giovannangeli pointait certains passages de L’archéologie du savoir témoignant d’une reconnaissance par Foucault de la problématique husserlo-derridienne de l’écriture. Malgré les critiques frontales, déjà signalées, que le livre adresse à Derrida, il est aussi vrai que l’énoncé, loin de retrouver « la plénitude de la parole vivante », a pour caractéristique essentielle « de pouvoir être répété » (ces expressions de Foucault sont soigneusement prélevées par l’auteur) – on peut alors en conclure que si toute forme signifiante […] ne vaut qu’à la condition d’une permanence du contenu sémantique à travers les variations empiriques, si elle n’est pas dissociable de l’itérabilité de celui-ci […] il devrait en aller de même de la singularité prétendue d’événements qui supposent la structure – nécessairement fondée sur l’itérabilité – d’un énoncé : c’est le cas […] de l’événement énonciatif[2]. Un « résidu transcendantal », quoique profondément désubstantialisé au titre de « champ transcendantal sans sujet », serait donc nécessaire à l’archéologie foucaldienne, voire à la généalogie de la norme et du pouvoir, à condition de la relire, avec Stéphane Legrand, en suivant une analytique matérialiste du signifiant (soit entre le structuralisme reconstruit par Deleuze et la phénoménologie qu’exténue Derrida). La question de la littérature, cependant, si elle paraissait nous rapprocher définitivement de Derrida, nous déporte peut-être finalement davantage du côté de Deleuze. La littérature est essentielle à l’archéologie parce que, contre toute phénoménologie, elle esquisse la figure du sujet qui sera en elle à l’œuvre. Rappelons que le livre Raymond Roussel – où Deleuze repèrera la critique foucaldienne la plus radicale de la phénoménologie – était l’occasion de mettre au jour un espace langagier rigoureusement premier qui, dans ses dédoublements spontanés, découvre un vide central, une béance initiale voilée et dévoilée par le procédé roussellien (« un vide qu’il faut absolument manifester et combler », en d’autres termes l’être du langage comme absence d’œuvre, que Foucault nomme aussi « l’angoisse du signifiant »), dont dérive un sujet constitué par ce jeu (« dont il est moment plus que le sujet »), coupé d’une origine qui n’était pas là (« les mots ont parlé au-delà de toute mémoire »), effet tout en surface des signes d’un plan langagier primordial qui finalement le disperse[3]. De même, l’archéologie dira un peu plus tard qu’à considérer que le « prédiscursif est encore du discursif », qu’on ne trouve sous lui qu’un espace « blanc » et « neutre » (l’être du langage), le sujet des énoncés, fonction de celui-ci, n’est guère plus qu’« une place déterminée et vide » réservée par les transformations systématiquement réglées des pratiques discursives, comme simple « champ de régularité pour diverses positions de subjectivité »[4] – c’est dire, avec le Deleuze de « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », que l’archéologie est une pensée du sujet « qui l’émiette et le distribue systématiquement, qui conteste l’identité du sujet, le dissipe et le fait passer de place en place ». La question – qui dépasse l’intention du livre de Stéphane Legrand, mais c’est l’un de ses immenses mérites que de permettre de la poser avec quelque clarté – est au fond de savoir quel sujet il conviendrait encore d’accorder au champ ou résidu quasi-transcendantal foucaldien. Pour Derrida, il est clair que si l’écriture a pour mérite de libérer la constitution de l’objectivité idéale – et par suite la vérité et l’historicité transcendantale – « de l’intentionnalité factice et actuelle d’un sujet parlant », il faut bien voir que cette élision se fait au profit d’« une intentionnalité virtuelle » : il faut que le sens véhiculé par l’écriture, s’il se passe de toute lecture empirique, soit cependant « intelligible pour un sujet transcendantal en général ». L’absence du sujet « est factice », ou plutôt, si elle est effective en ce qui concerne le sujet actuel, elle signifie surtout, à titre de « pure possibilité juridique », le fondement d’une « communauté transcendantale », d’une intersubjectivité a priori, condition de l’objectivité elle-même[5]. Il est douteux que la conception archéo-littéraire du sujet – ou bien les diverses figures de la constitution de la subjectivité proposée par Foucault de Surveiller et punir aux deux derniers tomes de l’« Histoire de la sexualité » – satisfasse à ces réquisits phénoménologiques. Pour le dire d’une formule, c’est sans doute que Foucault, sur ce point, est plus proche de Lévi-Strauss que du premier Sartre[6] ; et il n’est pas du tout certain que le résidu transcendantal pointé ici tolère à son origine un sujet, serait-il toujours déjà différé à l’égard de lui-même. Il n’y aurait pas de sujet de ce champ, de ce que, plutôt que de le fonder, même par retard originaire, il en dériverait toujours, et à son heure, c’est-à-dire à « la bordure du temps qui entoure notre présent »[7]. [1] M. Foucault, « Distance, aspect, origine », art. cit., p. 307. [2] D. Giovannangeli, Écriture et répétition. Approche de Derrida, Paris, UGE 10/18, 1979, p. 167-168. On lira avec profit ce livre qui est aussi – à ma connaissance – le premier commentaire consacré à la pensée derridienne. [3] Voir M. Foucault, Raymond Roussel [1963], Paris, Gallimard, 1992, respectivement p. 26, 207-210, 86, 67. [4] Voir M. Foucault, L’archéologie du savoir, op. cit., respectivement p. 106, 29, 285, 131, 78. [5] En me cantonnant à l’Introduction de L’origine de la géométrie, c’est-à-dire en m’attachant à Husserl autant qu’à Derrida – ceci contre la lettre même du livre de Stéphane Legrand qui met plutôt à contribution La voix et le phénomène – je ne suis guère « juste avec Derrida » sur la question du sujet. Là contre, on doit à juste titre m’opposer J. Derrida, La voix et le phénomène [1967], Paris, PUF, 2007, p. 92 : le « mouvement de la différance ne survient pas à un sujet transcendantal. Il le produit », ou encore J. Derrida, Positions, op. cit., p. 41 : « Le sujet, et d’abord le sujet conscient et parlant, dépend […] du mouvement de la différance […] il n’est pas présent ni surtout présent à soi avant la différance, […] il ne s’y constitue qu’en se divisant, en s’espaçant, en "temporisant", en se différant ». Prendre toute la mesure de cette question supposerait de mener une confrontation systématique entre grammatologie et archéologie, dont on sait du reste que le terme même est sans doute emprunté par Foucault à Husserl (voir « Chronologie », in Dits et écrits, t. 1, op. cit., p. 30). [6] Comparez J.-P. Sartre, La transcendance de l’Ego [1936], Paris, Vrin, 2003, qui, en définissant l’Ego, avec et contre Husserl, comme « une spontanéité impersonnelle » (p. 79), estimait « réaliser la libération du Champ transcendantal en même temps que sa purification » (p. 74), et C. Lévi-Strauss, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, acceptant de qualifier sa pensée, selon la proposition de Ricœur, comme un « kantisme sans sujet transcendantal », puis précisant qu’une « recherche des conditions auxquelles des systèmes de vérités […] peuvent […] être simultanément recevables pour plusieurs sujets » signifie fatalement que « l’ensemble de ces conditions acquiert le caractère d’objet doté d’une réalité propre, et indépendante de tout sujet » (p. 19). [7] M. Foucault, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 179. |