| Imprimer | |
Emmanuel Picardi « Michel Foucault et le christianisme » : une lecture foucaldienne de l’œuvre de Foucault ? Compte-rendu de Philippe Chevallier, Michel Foucault et le christianisme, ENS éditions, Lyon 2011 (378 p.) L’œuvre de Michel Foucault se présente comme une étoffe bariolée dont le lecteur doit tirer son propre fil. De même que Foucault, interprète des textes du passé, ne prétendait écrire que des fictions – mais des fictions toujours politiques[1] –, son lecteur ne peut prétendre lire ses écrits et en rendre compte sans prendre lui-même position, même discrètement. Le fil que tire pour nous Philippe Chevallier dans son ouvrage Michel Foucault et le christianisme, paru aux éditions ENS en 2011, même si la qualité de sa texture et la subtile densité de l’agencement des couleurs dont il est teint n’apparaissent que progressivement au fil des pages, se déploie sans faux-fuyants dès l’Introduction. L’auteur propose une réflexion sur l’interprétation du christianisme que donne Foucault. Le sens du verbe « donner » a ici toute son importance, car il semblerait qu’il s’agit moins de savoir si sous le terme de « christianisme », dans l’œuvre de Foucault, se tapirait une possible « unité signifiante » (question laissée philosophiquement en suspens), que de prendre avec soi ce que le travail du philosophe nous offre pour interpréter le christianisme. Toutefois, quelques lignes plus loin, l’auteur s’engage plus avant et se propose de montrer que « le christianisme pour Foucault n’est pas d’abord la religion de l’obéissance et de l’aveu » (p. 15, nous soulignons). La démarche s’annonce d’emblée foucaldienne, mais non sans une certaine ambiguïté. L’ouvrage de Philippe Chevallier ouvre alors à notre avis à une autre question : au sein des institutions et des espaces visibles qui donnent voix et valeur aux discours tenus sur le philosophe, au sein même des pratiques, des gestes techniques et technologiques qui y sont mis en œuvre tout autant qu’ils y œuvrent, au sein donc du pouvoir dans lequel actuellement nous sommes pris et dans lequel le discours tenu ici s’inscrit, dans quelle mesure est-il possible de faire une lecture foucaldienne de Foucault ? La réflexion de Philippe Chevallier se pose en trois temps (objet, lecture, interprétation). Dépassant le simple clivage qui partage traditionnellement la critique entre une vision systématique et une vision faisant droit exclusivement à la dispersion constitutive de la pensée foucaldienne, Philippe Chevallier formalise une approche, tant méthodologique que pratique, à la fois féconde et originale. Il s’agit tout d’abord pour l’auteur de délimiter le « modèle stratégique » d’analyse du matériau historique élaboré progressivement par Foucault tout en déterminant les implications de ce modèle dans son écriture de l’histoire, et ce à mesure que l’attention du philosophe s’est portée sur les modes de subjectivation chrétiens devenant ainsi pour lui un objet d’étude privilégié. Le « modèle stratégique », inscrivant initialement les discours dans les jeux de pouvoir propres aux relations humaines, s’étendra par la suite aux pratiques, aux institutions et aux connaissances, tout en veillant, par ailleurs, à préserver l’hétérogénéité constitutive de chacun de ces domaines. Mais hétérogénéité ne veut pas dire imperméabilité. Des connexions entre ces différents domaines sont à percevoir. Enfin, la singularité de chacun de ces domaines spécifiques et les relations qu’ils entretiennent entre eux peuvent faire l’objet d’une étude pour en saisir la rationalité globale, celle d’un pouvoir essentiellement structuré par une efficacité d’action. Partant, le modèle stratégique d’analyse se veut à la fois centrifuge (« description d’un réel éclaté ») et centripète (« effort de resserrement par le concept », p. 41). On voit à quel point l’approche de Philippe Chevallier qui fait droit non seulement au caractère dispersif de la méthode foucaldienne, mais qui simultanément y laisse entrevoir, par-devers l’hétérogénéité des domaines étudiés et au-delà de « la poussière des faits » (p. 52), la possibilité de constitution d’unités et de continuités historiques, est signe tant de rigueur dans l’analyse que de promesse. C’est à partir de ce modèle d’analyse et sous la coupe des régimes de vérité que Foucault va constituer le christianisme en objet d’étude afin d’y déceler toute son originalité historique. Cela dit, au préalable, Philippe Chevallier distingue dans le discours foucaldien trois types de conditions de vérité renvoyant chacun aux trois champs de l’existence humaine privilégiés par le philosophe (savoir, sujet, pouvoir, p. 99-100). Tout d’abord, les conditions structurelles spécifiques à la constitution du discours, à savoir les règles formelles internes permettant à ce dernier de s’« auto-indexer » comme discours vrai. Ensuite, les conditions subjectives qui sont autant de moyens offerts au sujet pour se constituer au regard d’une vérité donnée (p. 97), jugée accessible ou non. Enfin, les conditions juridico-politiques qui, quant à elles, se rapportent au réseau des institutions juridiques et politiques. Selon nous, cette distinction qui isole dans la pensée foucaldienne les conditions structurelles des discours des deux autres types de conditions de vérité (subjectives et juridico-politiques), et ainsi isolées pouvant valoir seules comme signe effectif de vérité prête à discussion. Il nous faut cependant déplier entièrement la réflexion de Philippe Chevallier pour comprendre la place qu’il réserve à cette distinction. Quoi qu’il en soit, c’est ici que le modèle stratégique d’analyse décrit par Philippe Chevallier et l’idée d’une connexion de l’hétérogène qui lui est rattachée prend tout son sens. Si la notion de régime de vérité se rapporte essentiellement aux conditions subjectives, il faut savoir que ce domaine de l’expérience humaine n’en continue pas moins d’entretenir des connexions avec les deux autres domaines (vérité / conditions structurelles et régime politique / conditions juridico-politiques). Ainsi, une histoire de chacun de ces domaines peut se faire de manière séparée, ces domaines, ensuite, pouvant être évalués dans leurs connexions. Le christianisme, dans ses conditions d’émergence historiques et comme totalité, sera tout d’abord observé par Foucault sous la double coupe des conditions subjectives (les actes par lesquels des sujets se sont engagés personnellement) et des conditions juridico-politiques (au cœur d’une gouvernementalité des conduites). Les actes de foi (conditions structurelles discursives de vérité [?]) seront, quant à eux, laissés de côté par le philosophe. Après avoir minutieusement déplié le modèle théorique d’analyse foucaldien, autre moment fort et suggestif de son étude, Philippe Chevallier relève un lien entre le progrès méthodologique du philosophe et celui de ses pratiques de lecture. Dans la marche de Foucault vers la notion de régime de vérité, l’auteur perçoit un déplacement dans ses pratiques de lecture. De fait, il semble que le projet archéologique qui se vouait initialement à l’étude des règles de formation des discours en-deçà de leur stricte positivité ne soit plus adéquat pour analyser le dispositif de pouvoir dont les textes observés sont porteurs. Ainsi, dès Du gouvernement des vivants, on peut voir Foucault pratiquer un autre type de lecture : la lexicalisation. La lexicalisation consiste tout d’abord à prendre les textes dans leur singularité propre et comme surface essentiellement littérale, la littéralité étant plus propice pour percevoir la teneur exacte des conseils d’existence. Il s’agit ensuite d’opérer dans le texte une découpe afin d’isoler des unités terminologiques et de les mettre en série. Cette dernière opération présente l’avantage de faire resurgir toute la complexité historique de certains termes-clés tout en les dégrevant de la sédimentation de sens dont ils sont souvent porteurs et qui influence fortement notre lecture. De là, un nouveau projet voit le jour. La notion de régime de vérité couplée à la lexicalisation se substitue au projet archéologique pour donner naissance à l’« anarchéologie ». Certes, remarque Philippe Chevallier, la focale de l’approche anarchéologique semble réduite. D’autant plus que Foucault va progressivement délaisser les conditions juridico-politiques au profit exclusif des conditions subjectives d’accès à la vérité. En retour, l’auteur note la profondeur du champ qu’ouvre cette focale. En effet, c’est bel et bien vers une interprétation du christianisme que Foucault nous emmène. Le moment clé de cette interprétation se situe dans le cours Du gouvernement des vivants lors de la leçon du 27 février. L’objectif, enfin, se concentre sur l’originalité du christianisme au regard de ce qui l’a précédé (p. 291). Cela dit, afin de comprendre la thèse centrale de Philippe Chevallier dans toute son amplitude, il est nécessaire de relever les quelques jalons qu’il pose chemin faisant. L’un de ces jalons a déjà été mentionné ci-dessus, à savoir l’autonomisation d’un principe de vérité vis-à-vis de la notion même de régime de vérité. Il y a, selon lui, chez Foucault, la prise en compte d’une vérité procédant d’un « discours établissant ses principes de régulation indépendamment des sujets » – p. 108. L’auteur note ensuite que Foucault prend conscience de la limite qu’impose la perception, dans l’analyse du dispositif pastoral, d’un pouvoir transitant uniquement par l’extériorité des corps. Ce dispositif requiert nécessairement en lui-même un espace de liberté pour que le sujet puisse s’y engager. Étape capitale dans l’argument de Philippe Chevallier. En effet, souvenons-nous que l’un des souhaits programmatiques de l’auteur est de déplacer la lecture traditionnelle selon laquelle Foucault privilégie l’obéissance et l’aveu dans son interprétation du christianisme. Suivant cette idée, par un travail critique minutieux, il s’agit de tempérer la perception restreinte des techniques de soi chrétiennes les vouant exclusivement à l’obéissance et à la soumission (p. 78-91 ; p. 131-145). Enfin, mesurant chez Foucault l’influence de Nietzsche, mais aussi des auteurs influencés par lui (Bataille, Blanchot, Klossowski), d’une part, et l’héritage kantien, de l’autre, Philippe Chevallier relève trois traits dans les mouvements de pensée foucaldiens comme trois sillons importants concernant son rapport au christianisme et/ou au transcendant. Premièrement, la conscience d’une césure entre Orient et Occident (Nietzsche). Deuxièmement, la défection de l’unité du sujet en face du monde qu’il constitue en objet de connaissance, la totalité de ce dernier lui étant à jamais inaccessible – Kant, puis Nietzsche. Enfin, la possibilité néanmoins d’une relation avec ce monde, sinon transcendant, du moins immersif par l’intermédiaire des affects. Tous ces jalons posés, Philippe Chevallier est conduit à formuler la question que le philosophe se posait « silencieusement » afin de déplier son interprétation de l’interprétation foucaldienne du christianisme : « que s’est-il donc passé dans cet écart de quelques siècles pour que notre rapport à nous-mêmes se soit aussi radicalement modifié, rendant possible une objectivation de notre être infinie, faisant descendre la vérité au fond de l’âme avant de la faire remonter sous le regard d’une autorité qui, précisément, a charge d’âmes ? » (p. 309). Réponse : « la reconnaissance et l’institution paradoxale d’un rapport précaire à la vérité » (p. 291). Réponse qui par ailleurs permet de situer l’originalité du christianisme dans un rapport oppositionnel aux philosophies païennes qui l’ont précédé. Contrairement à celles-ci, le christianisme opère, au sein des pratiques de soi, une séparation entre la perfection et le salut. Aussi, le christianisme n’est pas la religion de la chute, mais celle de la rechute. En lui, toute promesse d’accès accompli à Dieu (ou à la Vérité) ici-bas se voit interdit. Une structure sociale hiérarchisée et une recherche incessante de la vérité sur soi-même médiatisent et modulent pour le sujet un rapport de soi à Dieu / Vérité et de soi à soi toujours labile. Si l’originalité du christianisme se situe désormais dans l’établissement d’une distance entre la perfection et le salut, il n’en restera pas moins historiquement partagé entre cette possibilité de la rechute que l’examen de soi chrétien (l’exagoreusis) et les procédures discursives d’aveu formalisent, d’une part, et une certaine exomologèse (la seconde pénitence) caractérisée par une manifestation publique non analytico-discursive de son état de pécheur (la publicatio sui), d’autre part. Il reste à savoir que cette dernière pratique, la publicatio sui, trouve sa source, selon l’auteur, dans le cynisme, le stoïcisme, et au loin, la philosophie de Platon qui portait en elle la promesse d’une fusion entre l’être du sujet et le divin par la pratique de la mémoire et la remontée vers les Idées grâce au Logos. En dernière instance, le christianisme est à prendre comme un mouvement de pensées et de pratiques pris en tension entre deux pôles irréductibles. D’un côté, le pôle mystico-parrèsiastique relié à la seconde pénitence (l’exomologèse). De l’autre, le pôle ascético-monastique rattaché à l’examen de soi chrétien (l’exagoreusis). Le renversement de la lecture courante des propos de Foucault concernant le rôle des modes de subjectivation chrétiens dans l’histoire de la pensée en Occident ne manque ni d’audace ni d’intérêt. Ce qui peut se lire chez Foucault : les modes d’assujettissement de nos sociétés modernes trouvent leur source structurelle – ou matricielle – dans le christianisme et plus spécifiquement dans le monachisme chrétien en ce que ce dernier formalise une subjectivation d’obéissance, de soumission et de production de soi dans une relation sociale hiérarchisée – un monde « peuplé d’ordres », un certaine forme de pouvoir donc –, et ce à travers un discours de vérité – vérité, production de soi et pouvoir se relançant les uns les autres indéfiniment. Le problème de la vérité en soi n’est donc pas posé, puisque la « vérité » qui circule dans le discours, la production de soi et les manifestations du vrai, est toujours relative à un pouvoir particulier et circonstancié. Par contre, dans le dispositif du pouvoir, la vérité peut valoir comme secret pour relancer précisément indéfiniment le discours que le sujet tient sur lui-même[2]. Philippe Chevallier : le christianisme serait le moment où la relation d’identité quelque peu simple et peu raffinée (p. 337), que le sujet païen croyait pouvoir établir entre son être et Dieu, est rompue. Ce christianisme, avec ses développements ultérieurs dans le monachisme, pour l’homme occidental et sur le plan ontologique – si l’on replie l’ontologie à la possibilité d’être et l’éthique au devoir-faire (p. 343) –, résonne comme un lieu salvifique auquel Foucault accorderait sa faveur (p. 330-331, 343). En effet, il permet de déjouer en permanence la tentation d’une identité de l’être du sujet et/ou de l’être du social à une vérité donnée, mais aussi de se défaire de la conviction que nos dispositions spirituelles sont en droit capables d’atteindre cette vérité – Deus / Veritas absconditi. Notons toutefois qu’à l’établissement de cette lecture, il est nécessaire à l’auteur, par un travail critique, de déplacer quelque peu certaines des hypothèses de Foucault concernant le christianisme, mais aussi ses présupposés méthodologiques et, à notre avis, la singularité de sa démarche. En effet, de nombreuses étapes du récit foucaldien chrétien sont remises en cause, et cela selon un principe inaltérable : la vérité historique. Que ce soient les rapports d’obéissance et de soumission, les procédures d’aveu aux XVIe-XVIIe siècles, le problème de la direction chrétienne ou le transfert des modes de subjectivation monastiques dans le domaine laïc, entre autres, l’irrecevabilité de ces hypothèses foucaldiennes ne se fonde, dans l’ouvrage, que sur le seul critère de la « réalité historique ». De même, dans la première partie de l’ouvrage, lors de l’élaboration de la méthodologie et des pratiques de lecture foucaldiennes, l’auteur semble envisager celles-ci sous l’angle de modélisations qui ne s’évaluent que dans leur possible adéquation avec le « réel ». Du point de vue de l’historien, tout ce travail critique sur les hypothèses de Foucault est très riche, très passionnant, et il nous apporte une finesse dans le grain de l’analyse incontestable. À ceci près que, à notre avis, ce travail d’historien scrutateur du réel et soucieux des modalités de son activité n’est pas celui auquel Foucault se vouait exclusivement. S’il le pratiquait, c’est, on le sait, en l’inscrivant dans le projet d’une « ontologie du présent » guidée par un diagnostic de notre actualité et, à partir des années soixante-dix, par la question urgente du pouvoir lié à nos sociétés modernes. Cette question, il ne cesse de le répéter à l’occasion de ses interventions (cours, conférences et articles), surgit pour nous comme une urgence politique, éthique et philosophique, et elle devient donc la question architectonique (au sens aristotélicien du terme) qui innerve le moindre des mouvements de Foucault dans sa recherche[3]. Cela change évidemment toute la perspective. Ainsi, au lieu de reformuler, comme semble le faire Philippe Chevallier à chaque étape de son raisonnement, les questions que Foucault se serait posées « silencieusement » (p. 309) ou comme dans un « murmure » (p. 276), au lieu donc de faire du philosophe exclusivement l’historien des actes d’aveu (p. 109), celui des particularités historiques (p. 300) ou des jeux de vérité et d’obéissance des laïcs et des moines (p. 323), dans une approche toujours plus juste quant à sa proximité avec les « situations réelles » (p. 157) ou avec les « choses » (p. 148), il faut aussi, à notre avis, se poser la question de savoir dans quelle mesure telle ou telle hypothèse historique se place sous l’égide de cette question architectonique et s’articule avec elle au sein du récit foucaldien. Sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes. Il nous faut imaginer et construire ce que nous pourrions être pour nous débarrasser de cette sorte de « double contrainte » politique que sont l’individualisation et la totalisation simultanées des structures de pouvoir moderne. On pourrait dire, pour conclure, que le problème à la fois politique, éthique, social et philosophique qui se pose à nous aujourd’hui n’est pas d’essayer de libérer l’individu de l’État et de ses institutions, mais de nous libérer nous de l’État et du type d’individualisation qui s’y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivité en refusant le type d’individualité qu’on nous a imposé pendant plusieurs siècles[4]. À ce niveau, nous ne sommes plus dans une discussion relative à une méthodologie scientifique ou à la pertinence de la lecture de tel ou tel fait historique, mais dans une discussion de nature politique – non pas « découvrir », mais « refuser ce que nous sommes » ; non pas dévoiler ce qui a été ou ce qui est, mais chercher de nouveaux possibles. En d’autres termes, le critère de « vérité » des hypothèses déployées ou des fictions politiques foucaldiennes ne se situe pas tant dans la véracité d’un réel historique, de toutes façons toujours hypothétique, que dans leur efficacité à déjouer notre situation d’urgence dans nos rapports au pouvoir qui nous tenaille. Les hypothèses historiques proprement dites se voient ainsi dotées d’une certaine marge de manœuvre. Elles peuvent sensiblement varier – au grand dam des historiens – en fonction de la stratégie politique dans laquelle s’inscrit la voix du philosophe. Il y a néanmoins une tension entre ces deux pôles de la discussion (la recherche historique proprement dite et la fiction politique), et nous devons dire que Foucault lui-même nous a laissés dans l’embarras, car il n’a jamais vraiment pris la peine de l’expliciter, ou, quand il le faisait, c’était toujours en termes politiques[5]. Quoi qu’il en soit, en l’état, même « embrouillée »[6], cette tension constitutive de la pensée foucaldienne en fait, à notre avis, sa singularité[7]. Cela dit, la question de savoir s’il est possible de faire une lecture foucaldienne de Foucault demeure très problématique. En effet, ici même, notre volonté de mettre en lumière sa ligne politique nous fait-elle quitter le projet foucaldien par ce travail consistant essentiellement à retrouver ce qu’il a pensé dans sa « vérité » – dans une unité systémique ou diffractée, peu importe ? Ou sommes-nous déjà en train d’élaborer une fiction politique à partir de ses écrits et de notre présent ? Quant à la question de la « vérité », il nous semble que Philippe Chevallier, lors de son parcours, œuvre une singulière inflexion sur la pensée de Foucault. Cette inflexion apparaît de manière subreptice au moment où il s’agit de distinguer les conditions structurelles, subjectives et juridico-politiques du vrai, accordant ainsi une certaine autonomie à la vérité. La vérité ainsi isolée peut donc jouer comme ce lieu – indistinctement renvoyé tout au long de l’ouvrage au Tout, à l’Être, au réel, à la vérité, à l’ordre du monde, au monde sensible, à l’Ur-Eine et, en dernière instance, à Dieu[8] – vers lequel le sujet indéfiniment se tend sans jamais y parvenir, en tout cas ni par les pouvoirs de son esprit ni par ceux de sa volonté. Bien que cette distinction apparaisse donc capitale à l’auteur dans sa tentative de faire coïncider la démarche foucaldienne avec des procédures de vérité chrétiennes – ce qui, à notre avis, d’une certaine manière, est loin d’être inexacte[9] –, il semble toutefois très difficile de l’appliquer à la pensée de Foucault, lui qui n’a eu de cesse d’associer la vérité soit à des procédures épistémologiques, éthiques et politiques toujours historiquement localisées, soit à la violence que l’homme par son discours exerce sur les choses[10] ; lui, enfin, qui n’a jamais pris la peine d’étayer ou de fonder spéculativement le principe de vérité en soi. Au regard même d’un des textes sur lesquels Philippe Chevallier prend appui pour élaborer cette distinction (la leçon du 6 février 1980 au Collège de France), il ne semble pas que Foucault accorde à la logique et par-delà à la science, par leurs procédures d’« auto-indexation du vrai », un pouvoir autonome de vérité ou les isole de la notion de régime de vérité qui serait, quant à elle, dévolue à la seule subjectivité. Bien au contraire, selon Foucault, « il faut bien comprendre que la science n’est que l’un des régimes possibles de vérité et qu’il y en a bien d’autres »[11]. En d’autres termes, chez Foucault, le vrai ne devient vrai que de manière toujours circonstancielle et conjoncturelle grâce à des procédures où s’entremêlent aussi bien l’épistémologique, l’éthique et le politique, procédures qui le constituent comme vrai. Il n’y a pas une vérité en soi qui serait indépendante du geste. Aussi, s’il n’y a pas de pouvoir sans vérité, il n’y a pas, de même, de vérité sans pouvoir. Dans la lignée des réflexions que Michel de Certeau développe dans L’écriture de l’histoire[12], nous nous posons la question de savoir si ce n’est pas davantage la science historique elle-même dans laquelle Foucault en partie s’inscrivait qui, mutatis mutandis, procède des modes d’objectivation analytico-discursifs formalisés dans les procédures de vérité chrétiennes. Si cette hypothèse s’avère fondée, il se pourrait alors que la portée politique que le philosophe entend donner à ses écrits historiques vienne contrarier cet héritage. Quand Foucault dit qu’il faut non pas « découvrir, mais refuser ce que nous sommes», on a là un énoncé purement politique qui trouve sa formulation la plus extrême lorsque Foucault dit, ailleurs : « l’homme qui se lève est finalement sans explication. Il faut un arrachement qui interrompt le fil de l’histoire, et ses longues chaînes de raisons, pour qu’un homme puisse, “réellement”, préférer le risque de la mort à la certitude d’avoir à obéir »[13]. Cette portée politique manifeste l’engagement du sujet qui souhaite changer ce qui est. Elle s’oppose au rapport d’objectivation paradoxal et précaire à la vérité de soi ou de l’être. Ces deux attitudes pourtant, d’une certaine manière, cohabitent chez Foucault. Et c’est tout l’intérêt du travail de Philippe Chevallier d’avoir mis au jour l’une de ces deux attitudes. Cependant, pour pouvoir le faire, il lui a fallu mettre quelque peu en sourdine la ligne politique de Foucault qui ne consiste pas uniquement à proposer des modes de subjectivation pour que le sujet moderne se déprenne, dans l’espace réduit de sa conscience, des mailles du pouvoir qui l’enserrent. Cette seule volonté de « déprise de soi », aussi honorable soit-elle, laisse bien évidemment le pouvoir intact et, par on ne sait quel tour de magie, parvient à confondre ce pouvoir avec une nécessité transcendant les capacités humaines, un peu comme les mouvements protestants et leur suite aux XVIe-XVIIe siècles assimilaient la société au plan divin. Or, au-delà de cette déprise de soi, Foucault voulait changer les choses, il voulait que ses écrits aient un impact sur le réel. Le tout premier : changer cet état d’éprit assez commun qui porte à croire que les choses humaines qui sont, les choses telles qu’elles se présentent à nous dans leur plus plate quotidienneté, soient nécessaires et ne puissent être changées : « Mais c’est bien là l’enjeu commun à l’analyse historique et à la critique politique. Nous ne sommes pas et nous n’avons pas à nous placer sous le signe d’une nécessité unique »[14]. Que quelques esthètes s’y plongent pour « une fusion complète entre l’homme et la totalité de ce qui advient (douleur, plaisir, création, destruction) dans “l’éternelle joie du devenir” où tout est à la fois subi et indéfiniment voulu, où la volonté imprime aux choses sa puissance et revêt en retour toutes les enveloppes et émotions possibles » (p. 286), peut-être. Mais au-delà de cette reformulation élégante et romantique du principe du renoncement et de soumission formalisé principalement par certains modes de subjectivation chrétiens, nous préférons quant à nous croire que les choses et les objets qui nous entourent, les gestes qui nous constituent et les pensées qui les innervent ou les justifient, ne sont en fin de compte que le produit de la pensée et des mains de l’homme, ni plus ni moins. Il lui appartient donc, à lui seul, de s’en contenter ou de désirer les changer. Enfin, quant à la question de savoir, des procédures chrétiennes telles que les relève l’auteur, très finement et utilement d’ailleurs, et des procédures de la philosophie païenne, lesquelles sont les plus à même de nous permettre d’élaborer une critique philosophique du pouvoir et de subjectivement s’engager contre, il nous semble que l’enjeu ne se situe pas dans leur confrontation (voir entre autres p. 324-343). À notre avis, il est possible de trouver des formes de contestation radicales du pouvoir aussi bien chez Socrate qu’en le Christ. Et, si nous nous plaçons sous la coupe architectonique de la question de Foucault sur le pouvoir, qui est l’une des questions philosophiques les plus éminentes et qui remonte à Socrate lui-même[15], nous n’aurons jamais assez d’énergie pour tenter de nous ré-unir et, en nous inspirant de ces modèles lointains ou non, inventer de nouveaux modes de subjectivation pour lui faire face. Pour conclure, que la traversée de l’ouvrage de Philippe Chevallier par la question du statut de la politique et de la vérité chez Foucault, selon notre propre lecture et notre propre fiction et dans le seul souci de stimuler un débat constructif, ne remette absolument pas en cause son indéniable intérêt, sa grande qualité réflexive, sa rigueur méthodologique et ses hypothèses incontestablement suggestives. C’est un livre à lire et à relire pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la pensée de Michel Foucault, au christianisme et/ou à l’histoire de la subjectivité occidentale. Il est déjà et, à notre sens, restera une référence incontournable sur ces différents sujets.
[1] « [J]e me rends bien compte que je n’ai jamais écrit que des fictions. Je ne veux pas dire pour autant que cela soit hors vérité. Il me semble qu’il y a la possibilité de faire travailler la fiction dans la vérité, d’induire des effets de vérité avec un discours de fiction, et de faire en sorte que le discours de vérité suscite, fabrique quelque chose qui n’existe pas encore, donc “fictionne”. On “fictionne” de l’histoire à partir d’une réalité politique qui la rend vraie, on “fictionne” une politique qui n’existe pas encore à partir d’une vérité historique » ; M. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », dans Dits et écrits. 1958-1988, éd. D. Defert et F. Ewald, 4 vol., Paris, Gallimard, 1994, vol. III, texte n° 197, p. 236. [2] « Ce qui est propre aux sociétés modernes, ce n’est pas qu’elles aient voué le sexe à rester dans l’ombre, c’est qu’elles se soient vouées à en parler toujours, en le faisant valoir comme le secret » ; M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 49. Il s’agit donc bien ici, dans le processus d’une production de soi au travers d’un discours sur soi, de faire valoir le sexe comme ce permanent secret, ce lieu fixe de vérité sur soi, inatteignable pourtant, pour relancer le processus indéfiniment. Voir aussi M. Foucault, « Sexualité et solitude », dans Dits et écrits, op. cit., vol. IV, texte n° 295, p. 171-172. [3] Pour l’articulation entre le travail d’historien et la question urgente du pouvoir, voir entre autres M. Foucault, « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », cit., p. 236 ; « La philosophie analytique de la politique », dans Dits et écrits, op. cit., vol. III, texte n° 232, p. 536-542 ; « Inutile de se soulever ? », dans Dits et écrits, op. cit., vol. III, texte n° 269, p. 794 ; « La stratégie du pourtour », dans Dits et écrits, op. cit., vol. III, texte n° 270, p. 795 ; « Foucault étudie la raison d’État », dans Dits et écrits, op. cit., vol. III, texte n° 272, p. 803 et 805 ; « Table ronde du 20 mai 1978 », dans Dits et écrits, op. cit., vol. IV, texte n° 278, p. 25, 31-34 ; « Entretien avec Michel Foucault », dans Dits et écrits, op. cit., vol. IV, texte n° 281, p. 44-45 ; « Est-il donc important de penser ? », dans Dits et écrits, op. cit., vol. IV, texte n° 296, p. 178-182 ; « Le sujet et le pouvoir », dans Dits et écrits, op. cit., vol. IV, texte n° 306, p. 232 ; et bien sûr « Qu’est-ce que les Lumières ? », dans Dits et écrits, op. cit., vol. IV, texte n° 351, p. 679-688. [4] M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir », cit., p. 232. [5] Cf. M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », cit., p. 41-95 et plus spécifiquement les pages 81-95, où tout à la fois l’embarras mais la ténacité de Foucault sont très perceptibles quant à sa tentative d’articuler une parole politique à une parole scientifique historique. [6] M. Foucault, « Table ronde du 20 mai 1978 », cit., p. 34. [7] Philippe Chevallier lui-même ne peut y échapper, mais, malgré toute la richesse de son avancée et la fécondité indéniable de son approche, la mise en perspective, dans son interprétation des écrits de Foucault, avec la question de la crise du pouvoir constitutive de nos sociétés modernes, fait singulièrement défaut. Replier la question présente à laquelle se soumettait Foucault à une réflexion sur le marxisme (p. 72-78) paraît un peu court. Aussi, l’allusion à une ligne de transmission entre les modes de subjectivation gréco-romains, dans leur volonté commune d’une identité entre la promesse de salut et la perfection, en partant du platonisme pour arriver au siècle des Lumières et en passant par le stoïcisme, le cynisme et la dimension parrèsiastique de la seconde pénitence (p. 341), nous semble être l’une des idées fortes et les plus originales de l’ouvrage, mais peut-être trop peu développée et explicitée. [8] Cf. p. 256, et aussi p. 340 où cette indistinction atteint son paroxysme maximal. [9] Voir à ce titre les hypothèses très suggestives de Michel de Certeau dans L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 7-142 et dans La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982. [10] « Il faut concevoir le discours comme une violence que nous faisons aux choses […] » ; M. Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 55. Ainsi Philippe Chevallier peut-il s’étonner que le texte chez Foucault « vient à être interrogé, et parfois violemment déchiré, par la question de la vérité » (p. 220) ou, ailleurs, de la nécessité d’une procédure pour souder, en l’occurrence dans l’aveu, la conviction du sujet à ce qu’il dit : « Étrange magie, étrange pouvoir […] qui vaut non pas tant par ce qu’il dit que par l’effort qui arrache ce “dit” » (p. 132). [11] M. Foucault, Du gouvernement des vivants. Cours au Collège de France. 1979-1980, éd. M. Senellart, Paris, Seuil/Gallimard, 2012, p. 97. Voir aussi ibid., p. 8-9. [12] Cf. note 9 ci-dessus. [13] M. Foucault, « Inutile de se soulever ? », cit., p. 791 (nous soulignons). [14] M. Foucault, « Table ronde du 20 mai 1978 », cit., p. 25. [15] « Eh bien ! c’est entendu, déclare Alcibiade à la fin du dialogue éponyme : à partir de ce jour, je vais commencer à avoir souci de la justice ! » À quoi répond Socrate : « Ah ! que j’aimerais t’y voir persévérer ! Mais j’ai grand-peur, non que je n’aie pas confiance en ton naturel, mais en constatant quelle puissance possède notre Cité, que cette puissance ne nous subjugue, toi aussi bien que moi-même ! » ; Platon, Alcibiade, 135 e, trad. L. Robin dans Platon, Œuvres complètes, 2 vol., Paris, Gallimard, 1950, vol. I, p. 251. |