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Foucault : Matérialité d’un travail Entretien avec Daniel Defert par Alain Brossat, avec le concours de Philippe Chevallier 1. Une vie d’athlète Alain Brossat : Cela fait longtemps déjà que je cherche l'occasion de t'interroger à propos de ce que l'on pourrait appeler la matérialité du travail de Foucault. La question que je me pose est au fond bien simple : il y a, dans la conduite d'une « œuvre » (je sais bien qu'il aurait récusé ce terme) comme celle de Foucault une dimension quasi athlétique, qui suppose une organisation rigoureuse de son temps, qui engage donc au quotidien une forme de vie. Il me semble que l'on peut identifier toute une zone inexplorée entre, d'une part, ce qui s'écrit dans les biographies, et qui est pour l'essentiel soumis au régime de l'événementiel (des chapitres d'une vie qui s'enchaînent), et, de l'autre, ce qui relève de l'étude des textes, de l'analyse et du commentaire des livres et autres publications. Il y a toute cette zone grise qui s'étend entre les deux et qui est faite de ce temps du travail, des disciplines que le chercheur s'impose, des habitudes qui le structurent. Car Foucault était un homme de disciplines et d'habitude ? Daniel Defert : Absolument ! Il m'a dit un jour cette phrase que je me rappelle très bien : « Le travail intellectuel n'a pas assez de matérialité. Il faut la construire, cette matérialité, par des horaires stricts : il faut travailler tous les jours à la même heure, comme à l’atelier... » Alain Brossat : Ça commence donc tôt le matin... Daniel Defert : Probablement pas avant 9h, quand même... En fait, il est très difficile de parler de son travail, dans la mesure où une très grande partie de celui-ci s'effectue en bibliothèque, donc au milieu d’autres gens. Je serais bien incapable de dire si, en bibliothèque, il se contentait de lire ou bien s'il lisait et écrivait au-delà de la prise de notes. Il quittait la maison en général vers 8h30 pour être à la bibliothèque à 9h, et il devait quitter celle-ci en fin d'après-midi, vers 17h30 ou 18h. À partir de cette heure, commençaient les rendez-vous, ici ou en ville. C’était l’heure de la vie sociale et politique, des rencontres, et ensuite, des dîners – généralement entre proches, les amis intimes : Pierre Cabat, Mathieu Lindon, Hervé Guibert, Thierry Voeltzel par exemple, trois ou quatre personnes. Ces soirées entre amis se prolongeaient rarement au-delà de 22h et étaient suivies par une heure de lecture – pas du tout ce qu'on imagine généralement : les nouvelles parutions, l’avant-garde littéraire, non, il lisait Les Mémoires d'outre-tombe, tout Thomas Mann, Gogol, Kafka... et à 23h, sommeil. Alain Brossat : Le travail s'interrompait pendant les week-ends ? Daniel Defert : Non, non, le week-end, ça n'existait pas ! On allait voir des expositions de peinture le samedi après-midi, certes, mais la notion même de week-end n'existait pas... Et surtout, un jour férié, un jour de Noël sans écrire, ça n'aurait pas été possible ! Foucault datait rarement ses écrits, mais s'il avait pu mettre au bas d'un texte « le 25 décembre... », il l'aurait fait volontiers – ce jour étant celui où, « comme chacun sait, il ne se passe rien depuis plusieurs milliers d'années...[1] » Alain Brossat : Et les vacances ? Daniel Defert : Trois jours de vacances, et c'était le début de la névrose ! Foucault pouvait accepter de quitter son travail, mais pour aller travailler ailleurs, pour aller donner des cours et, à cette occasion, remettre sur le métier ce qu’il avait fait à Paris. Suspendre le travail pour des vacances, ça n'était tout simplement pas pensable. Je me rappelle qu'après l'écrit de l'agrégation, j'avais tenu à me reposer avant de préparer l'oral. Nous sommes allés au Touquet. Nous devions y passer trois jours. Dès le deuxième, j'ai bien vu que ce n'était plus possible : cela faisait deux jours qu'il ne travaillait pas, ce n'était pas supportable, il a fallu rentrer... Du coup, nous n'avons fait que très peu de voyages de loisir. Quatre jours dans la vallée du Mississippi, je crois – mais la voiture devait être pleine de livres et ses réflexions sur le paysage faulknérien pleines d’inventions (il aimait beaucoup Faulkner). La plupart des biographes ne parlent jamais du travail de Foucault. Ils parlent des livres qu’il écrivait ou bien, comme le fait James Miller, ils donnent l'impression que Foucault était un homme de distractions, ce qui est évidemment absurde – il fallait alors que la distraction soit très sérieuse... La distraction, pour lui, c'était entre 18h et 22h, dans les horaires de sociabilité, et ça ne mordait pas sur le temps de travail. Alain Brossat : Irais-tu jusqu'à dire qu'il avait horreur de ce qu'on appelle couramment « loisirs » ? Daniel Defert : Pas exactement. Il allait au théâtre, au cinéma, écouter des concerts – mais cela restait quand même une activité : parce qu’il en parlait, il pouvait synthétiser, faire la critique en sortant du spectacle. On sentait qu'il avait tout suivi activement – donc c'était du loisir au sens d'otium, pas de farniente... Alain Brossat : Il allait plutôt voir des spectacles produits dans son environnement, par des artistes proches... ? Daniel Defert : Nous étions quand même régulièrement invités. C'est un des avantages du milieu intellectuel français : on pouvait aller au théâtre plusieurs fois par semaine, sur invitation. Ce que nous allions voir était en général des choses à promouvoir : le théâtre d'avant-garde de l'époque, le Festival d'automne – Michel Guy[2] était un ami et nous rations peu d’événements de ce festival. Il y avait les concerts... On sortait une ou deux fois par semaine. Alain Brossat : Comment se faisait le choix ? Daniel Defert : On ne voyait que des choses un peu engagées sur le plan esthétique, intellectuel ou politique. On n'allait guère à la Comédie française, on n'allait pas à l'Opéra ensemble – sauf quand Pierre Boulez dirigea Wozzeck ou Lulu complété par ses soins[3]. On ne voyait pas des choses traditionnelles, on allait plutôt au théâtre des Amandiers, voir des mises en scènes de Chéreau... Alain Brossat : Qu'est-ce qu'il pensait de la télévision ? Vous l'aviez à la maison ? Daniel Defert : On l'a eue tardivement. Et je pense qu'il l'a achetée pour moi. On a commencé à habiter complètement ensemble, dans ces deux appartements mitoyens [rue de Vaugirard], en 1970 – auparavant, j’habitais un appartement à côté du sien, boulevard de Grenelle. Et la télé, donc, je crois que c'est lui qui me l'a offerte et qu'elle était chez moi – une petite télé tout à fait banale, en noir et blanc... Alain Brossat : Qu'est-ce que Foucault regardait ? Les informations ? Daniel Defert : On a pris goût aux informations avec Christine Ockrent, dont nous étions très fans, d’abord quand elle était reporter, sous Giscard, puis quand elle a présenté le journal de 20 heures, à partir de 1981. On ne ratait pas les infos de 20 heures, on en avait pris l’habitude. Avant, il y a eu Le Pain Noir, une série qui a eu énormément de succès[4] – il n'y avait plus personne dans les rues de Paris à l'heure où passait cette série qui évoquait la condition ouvrière au XIXe siècle. On a suivi cette série avec passion, et puis on s'est mis à lire les critiques de Maurice Clavel sur la télévision[5]. Il y a eu alors toute une période où la télévision est devenue intéressante – et Foucault trouvait que la télévision française était beaucoup plus intéressante que beaucoup d'autres, même si nous nous y sommes mis tardivement. Alain Brossat : Quel rapport Foucault avait-il à la culture populaire ? Daniel Defert : Le phénomène rock l’impressionnait : Woodstock, la culture underground. Je l’ai emmené écouter David Bowie à l’hippodrome d’Auteuil en 1983 et il était enthousiaste. Il a très tôt accordé un entretien à Actuel[6], un fanzine lu par les lycéens mais abhorré par les maos. Au Brésil, il était ému de voir le moindre gosse porter un instrument de musique. Il a débattu également de cette nouvelle culture avec Pierre Boulez[7]. Mais c’était quand même la musique savante, classique ou contemporaine, qu’il écoutait. Il avait suivi quelques classes d’Olivier Messiaen avec Jean Barraqué. Alain Brossat : Il ne s’intéressait pas à la chanson. Daniel Defert : Quel chanteur a-t-il aimé ? Il aimait écouter Julien Clerc, et le voir bien sûr. Julien Clerc l’avait invité à participer à une émission télévisée et, même si Foucault avait refusé, il avait été touché de l’invitation. Il cite également Trenet, mais c’est à la radio japonaise[8] : cela correspondait à ce qui était attendu d’un Français s’exprimant au Japon ! Bien sûr, on a été écouter Montand quand il a fait son retour sur scène à l'Olympia, en 1982, mais invités, en amis. Ingrid Caven, pareil : c’était l’épouse de Fassbinder et Foucault suivait le renouveau du cinéma allemand. Fassbinder est venu ici avec Daniel Schmid, qui était un intime et venait presque chaque semaine. Alain Brossat : Est-ce que Foucault avait des idées particulières sur la culture de masse, qui est quand même un motif qui mobilise beaucoup les intellectuels dans les années 1960 et les suivantes, avec cette sorte d'adornisme diffus qui prospérait alors ? Daniel Defert : Je ne sais pas s'il avait un intérêt spontané pour ces questions, mais il a été très sollicité par exemple par Dario Fo. On l'a vu plusieurs fois quand il est venu jouer à Paris. Nous étions invités à ses spectacles et nous avons certainement dîné ensemble. Même s’il n'entre pas dans la catégorie « culture populaire », nous avons aussi rencontré Carmelo Bene, qui était proche de Jean-Paul Manganaro, son traducteur et, par ailleurs, un intime de Deleuze. Il y avait tout un ensemble de gens de théâtre que nous avons alors rencontrés, par exemple le Living Theatre : Judith Malina et Julian Beck qui, quand ils sont venus à Paris, ont passé presque une journée ici. Il y a eu une époque, vers le milieu des années 1970, où toutes sortes d'artistes renouvelaient les arts avec des éléments de culture populaire – leur intérêt se portant surtout sur le corps, c'était peut-être cela qui les poussait à discuter avec Foucault... Genet venait souvent aussi, dans les années 1970, car il voulait qu'un certain nombre d'intellectuels se mobilisent pour faire sortir George Jackson de prison. Catherine von Bülow, qui travaillait chez Gallimard, a amené Genet ici, et comme on s'occupait des prisons à cette époque, on a milité ensemble. Et puis il y a eu l'Union de la Gauche et Genet a pris position en faveur de l’alliance avec le PC. Nous étions réticents. En l’occurrence, Genet poursuivait un but précis : à l'époque, l'URSS soutenait les Palestiniens. Donc, Genet s'est éloigné de nous en se rapprochant du PC. En fait, il s'agissait toujours de liens personnels. Ça passait par d'autres médiations que la culture populaire. On a été très proches par exemple d'Ariane Mnouchkine et c'est vrai que 1789 et 1793[9], on a dû les voir jouer trois ou quatre fois ; la révolution française était pour Mnouchkine notre Iliade et notre Odyssée… On est devenus copains avec Ariane, elle venait ici. Par exemple la manif des mendiants, on l'a conçue ici... Alain Brossat : La manif des mendiants ? Daniel Defert : Oui, quand le ministre des Affaires culturelles de Pompidou, Maurice Druon, a déclaré qu'il en avait assez de ces artistes qui venaient avec la sébile dans une main et un cocktail Molotov dans l’autre... Ariane Mnouchkine a été tellement écœurée par cette déclaration qu'elle en a discuté avec nous. Elle a exposé – peut-être même conçu – ici son projet d’une manif à laquelle les artistes participeraient en tenue de deuil, mettant en scène l’enterrement de la liberté d’expression. Alain Brossat : Peut-on parler d'une politique de l'amitié à propos de Foucault ? Daniel Defert : Oui, tout à fait. D'abord, il avait une pratique de l'amitié. Je pense que c'était l'une des valeurs les plus fortes de sa vie : une amitié qui était liée à des formes concrètes de solidarité, sans exclusivité politique. Voyez Dumézil, par exemple : j'aurais bien du mal à le situer à droite ou à gauche, il était un peu au-delà de tout ça. Ce n'était pas un gauchiste, mais quand son gendre est devenu ministre de Mitterrand, il en a été ravi... C'était un chrétien autrefois monarchiste qui disait que si l'université était dans un tel état, c'était à cause de « ce con d'Henri IV », parce que si le roi était resté protestant, on aurait eu une vraie université à l'allemande ! Ou bien encore avec Canguilhem, avec Hippolyte : c'était vraiment des relations non seulement d’admiration, mais aussi de fidélité. Dès qu'il était en poste quelque part, Foucault les invitait. Je dirais qu'il a gardé les mêmes amis tout au long de sa vie. Il n'était pas quelqu'un qui rompait. Il y a des gens qu'on a moins fréquentés, voire qu’on a cessé de fréquenter, mais c'étaient des gens auxquels on était liés par des mouvances politiques plus récentes. Les gens avec lesquels il était lié par amitié depuis sa jeunesse sont restés proches pendant toute sa vie. Alain Brossat : Il ne se serait pas brouillé avec quelqu'un pour des motifs politiques ? Pourtant, avec Deleuze, il y a bien eu quelque chose de cet ordre... Daniel Defert : Avec Deleuze, ils ne se sont pas brouillés. Les contacts se sont raréfiés, mais je crois y être un peu pour quelque chose... Je redoutais Deleuze. Son ironie tranchante me faisait peur. J'étais mal à l'aise avec lui et je le lui ai expliqué d'ailleurs. Après la mort de Foucault, il a été tellement formidable, tellement amical, que j'ai eu honte de l'avoir redouté et je le lui ai dit... Il me semble aussi que les travaux de Deleuze avec Guattari ne passionnaient pas Foucault. Guattari était très axé sur des sujets comme l'extrémisme italien ou allemand, alors que Foucault était très méfiant (il soupçonnait la main de Moscou), idem pour les machineries molaires... L'alliance entre Deleuze et Guattari a pu les éloigner l'un de l'autre. Mais quand Foucault a été malade, il a tout de suite demandé à voir Deleuze. J’ai appelé Deleuze qui a été très touché, mais ça ne s'est pas fait à cause des médecins qui ont inventé toutes sortes de prétextes médicaux – en fait, c'est seulement parce qu'ils avaient peur de toute venue à l’hôpital, peur des fuites, tout simplement... Il en fut de même avec Barthes : il n'y a jamais eu de brouille entre eux. Ils se sont moins vus, mais avec le désir de se revoir, je pense – ce qui se fit d’ailleurs : Foucault, qui l’avait fait élire au Collège, le visita à l’hôpital. Alain Brossat : Il y avait des gens que Foucault n'aimait pas et il ne le cachait pas beaucoup, on en trouve la trace dans les Dits et Ecrits... Daniel Defert : Oui, bien sûr... Je dirais que Foucault était un homme sincèrement modeste, mais je pense qu’il avait une estime limitée pour plus de monde qu’il ne le laissait transparaître... Alain Brossat : Parfois, on le voit dans les Dits et Ecrits ; il y a, à l'occasion d'accrochages, des petits passages à l'acte qui sont délibérés et qui vont un peu au-delà de ce qui est de règle dans le milieu universitaire... Daniel Defert : En fait, il n'aimait pas les mensonges. Que l'on ne soit pas d'accord avec lui, il trouvait ça normal, c'est la règle dans la vie intellectuelle, mais qu'on dise qu'il a dit une chose qu'il n'a pas dite, ou qu'on dise qu'il n'a pas parlé d'une chose dont il a parlé : ça, il ne le supportait pas... Alain Brossat : Notamment de la part de certains communistes... Daniel Defert : … qui faisaient une lecture idéologique de ses textes. Je me rappelle un échange de correspondances qui a duré assez longtemps avec le directeur de La Pensée de l'époque, dans lequel Foucault avait fait exprès de reprendre toutes les injures communistes du style « vipères lubriques », etc. « On veut bien publier votre réponse, mais il faudrait enlever ça... », lui avait répondu le directeur. Oui, Foucault était polémiste... Alain Brossat : Tout en disant qu'il ne s'engageait jamais dans des polémiques... 2. Un temps toujours compté Alain Brossat : Tu as dit toute l'importance de l'autodiscipline et des horaires fixes, mais est-ce qu'il pouvait y avoir des dérogations, pour un motif exceptionnel, une personne importante à voir et qui ne faisait que passer à Paris, par exemple... Daniel Defert : Sans doute. Foucault n'était pas rigide, mais au fond de telles occasions n'étaient pas si fréquentes. Globalement, cela fonctionnait selon les habitudes que j'ai dites. S'il n'allait pas à la Bibliothèque Nationale, il se mettait à son travail, en kimono. La table qui est là -bas [il montre une table de teck, chargée de papiers, de livres], c’est celle où il a écrit Histoire de la folie – car il avait conservé le mobilier de travail d’Uppsala, comme ce fauteuil [celui dans lequel je suis assis, AB]. Surveiller et punir a été écrit sur cette table blanche [il la montre], puis réécrit sur cette autre, là -bas [il désigne la première table]. Alain Brossat : Était-il quelqu'un qui avait des rites d'écriture, y avait-il un côté fétichiste dans son travail ? Daniel Defert : Je ne saurais dire... à quoi penses-tu ? Alain Brossat : Quand on écrit, on a toujours des manies... Pour ce qui me concerne, je ne peux pas me mettre à écrire sans avoir accompli un certain nombre de rites d'alignement destinés à conjurer je ne sais quel mauvais esprit... Daniel Defert : En dehors de l’habitude de terminer tous ses livres dans la propriété familiale de Vendeuvre[10], je ne vois pas. Je me suis interdit même de consigner ces aspects de sa vie. Parfois, quand on rencontrait certaines personnes, je me disais que ça vaudrait la peine de prendre des notes, par exemple lors de ses discussions avec Habermas. Je l'ai fait quand j’ai croisé d'autres personnes moins déterminantes, comme Gabriel Marcel, dont j’étais le voisin, Raymond Aron aussi, avec qui j’ai discuté de Mai 68 au beau milieu des événements. Mais c'est le genre de chose que je ne voulais pas faire avec Foucault, je ne voulais pas faire la « petite dame »[11]. Et puis, je me suis posé davantage de questions après sa mort, en ressaisissant la quantité de ce qu'il avait produit. Voir travailler quelqu'un est une chose, voir le résultat en est une autre. Les cours publiés depuis – que j’avais pour la plupart écoutés – se révèlent être de vrais livres, avec une logique de livres – même si je le savais depuis toujours. J'ai suivi les cours de Martial Gueroult à Saint-Cloud ; eh bien, un cours de Guéroult, ça ne faisait pas un livre. En une heure, il n’avait pas épuisé trois lignes de Spinoza, alors que Foucault, en treize séances, nous faisait découvrir et traverser à chaque fois une nouvelle problématique. Bref, j'ai regardé Foucault travailler sans chercher à comprendre. C'est après-coup que j’ai été saisi par leur secrète cohérence : le retour des mêmes questions à différents moments, avec ce déplacement qu’apporte chaque séquence de travail. Il y a une phrase qui m'a frappé, je crois que c'est dans le premier cours sur les prisons ; Foucault dit que pour qu'il y ait un système pénitentiaire, il faut trois conditions : un État répressif, une société répressive et une technologie punitive. Or, le cours Théories et Institutions pénales (1971-1972) décrit la naissance de l'État répressif ; La Société Punitive suit (1972-1973), puis vient Surveiller et punir (1975) avec le modèle panoptique. C'est-à -dire que les trois conditions requises sont posées dès la première année, comme s'il avait déjà toute l'architecture de son projet, en même temps qu’il la cherche… Je pense qu'il y a un certain nombre d’interrogations fondamentales qui sont posées dès les années 1950 et qui n'ont cessé d'être creusées et déplacées comme les leitmotivs wagnériens. Je trouve que c'est une œuvre extrêmement resserrée sur quelques enjeux majeurs, très cohérente, contrairement à la perception qu'on en a souvent ; je pense à l’introduction de Gary Gutting[12]. Philippe Chevallier : On abuse trop du « Foucault contre Foucault »... Daniel Defert : Récemment, je lisais les comptes-rendus de presse sur l’édition de la Pléiade : l'accent est toujours mis sur la multiplicité, la rupture, le renouvellement complet... C’est vrai, mais ce qui me frappe, c'est aussi la rigueur du retour et de l'approfondissement des mêmes interrogations philosophiques. Alain Brossat : En même temps, il pouvait abandonner un chantier qui ne lui disait plus rien... Et ça, c'est une qualité quand même, parce que si tu te sens complètement lié, engagé par une sorte de serment de fidélité à ce que tu as annoncé, tu risques de devenir l'esclave de quelque chose que tu n'as plus envie de faire – et pour de bonnes raisons, éventuellement... Daniel Defert : Ce n’est pas ce que je veux évoquer : il n’était pas fidèle à un programme – le programme, c’est pour les cirques ! Ainsi, quand il annonce dans La Volonté de savoir une série de travaux sur la sexualité, le sujet est déjà épuisé avant d’être écrit. Non, j’évoque la récurrence et le creusement des mêmes problématiques. La fidélité à soi, pas à un programme annoncé. Alain Brossat : Ses livres, il les écrivait à la main ou à la machine ? Daniel Defert : À la main. Il réécrivait parfois à la machine les textes courts ou les articles qu’il devait envoyer – il avait sa machine, que je dois avoir encore quelque part –, mais la première mouture avait toujours été pensée et écrite à la main. Je ne crois pas qu'il ait composé quoi que ce soit à la machine. Les articles sur l'Iran ont été écrits à la main, mais comme c'était pour les Italiens[13], il les a tapés ensuite à la machine avant envoi – on peut reconnaître sa frappe particulière. Il n'avait personne pour taper ses textes. Seulement à la fin, à partir de 1978, il y a eu Françoise-Edmonde Morin qui a assuré le secrétariat au Collège de France. Il y avait tellement de courrier qu'il ne pouvait plus y répondre, alors il lui donnait les lettres et puis il lui disait en gros ce qu'il fallait répondre – « Vous direz que je suis malade… » –, elle avait même un modèle de sa signature, que je peux reconnaître... Mais sinon, Foucault est quelqu'un qui faisait tout lui-même, à la main. C'est difficilement imaginable... Il n'y avait pas internet ; les citations, il fallait aller les vérifier en bibliothèque... Alain Brossat : S’isolait-il physiquement pour écrire ? Daniel Defert : Il écrivait chez lui. Il refusait les invitations dans des maisons d’amis réputées pour leur calme. Ce qui me frappait, c'est qu'on pouvait toujours l'interrompre. Ça ne l'énervait pas. C'est Flaubert qui, parlant de George Sand, dit qu'on pouvait l'interrompre n'importe quand et qu'elle se remettait au travail dans une continuité absolue, qu'on ne l'avait jamais distraite. Eh bien, si j’ose cette comparaison cavalière, c'était la même chose. Mais en même temps, je reste convaincu qu'il était assez monoïdéique : quand il poursuivait une idée, cela l'absorbait complètement. Si je l'interrompais, il semblait disponible pour parler d’autre chose. Et puis, au bout d'un moment, je faisais exprès de revenir à ce que je savais être son obsession du moment, et il ne voyait pas qu'on avait changé de sujet, il réembrayait ! Pendant toute la conversation, en fait, il avait continué à travailler son idée... C’est pour cela qu’il pouvait paraître si disponible. Alain Brossat : Il ne perdait pas de temps... Daniel Defert : Il avait un sens du temps à la seconde près. J'ai moi-même toujours été un peu « désheuré » et j'en avais tellement marre de ce sens du temps qu'il avait que je lui avais offert une montre avec seulement les aiguilles, sans chiffres ni gradation ! Je lui demandais l'heure et il me répondait : 13h14 ou bien 13h16 ; il ne disait jamais : « Il est à peu près... » Quand il descendait d’avion, au retour du Brésil ou du Japon, la première chose que je lui demandais était : « Quelle heure est-il ? » Il ne se trompait pas d'une minute... Après sa mort, je n’ai pu m’empêcher de penser qu'il avait toujours su que sa vie serait courte, parce que dans son existence quotidienne il n'y avait jamais une minute de perdue. Je n'ai connu personne qui ait eu un sens du temps d'une telle exactitude. Mais c'était pourtant quelqu'un qui était extraordinairement facile à vivre... Alain Brossat : Parce qu'il était dans son œuvre... Daniel Defert : Parce qu'il était dans son œuvre et que je ne le perturbais pas dans son œuvre ! Oui, sans doute... Je pense qu'il avait besoin d'une certaine stabilité affective, extérieure. Mais à partir du moment où il avait un cadre un peu sécurisant, oui, il était dans son œuvre. Alain Brossat : … sans être pour autant porté à s'isoler. Daniel Defert : Non. Alain Brossat : Il n'avait pas besoin de cures de solitude... Daniel Defert : Non, il était assez sociable, mais avec les mêmes amis. Il avait un certain nombre d'amis intimes comme Hervé Guibert ou Mathieu Lindon qui ne l'interrogeaient pas sur son œuvre, et c'était cela qui lui plaisait... C'est lui qui les interrogeait sur leurs œuvres davantage que l'inverse. Il les aidait à réfléchir à leur propre travail. Alain Brossat : Comment s'y retrouvait-il dans ses papiers ? Était-il quelqu'un d'ordonné ou de désordonné ? Daniel Defert : Il était certainement ordonné. Il mettait du désordre après-coup : pour chaque livre, un nombre considérable de sources est attesté par ses notes. Mais une fois qu'il avait accumulé une documentation sur un sujet, cette documentation pouvait étayer un autre aspect de ses recherches. Une série d’archives pouvait sortir de la pile et être mise dans une autre pile... Il en va de même pour les cours : il ne pouvait pas travailler autant ses cours du Collège de France et puis en refaire d'autres aux États-Unis. Ainsi on a moins des réutilisations des mêmes documents, que de nouvelles perspectives sur un même problème. D'où la difficulté que l'on rencontre aujourd'hui avec certaines boîtes d’archives déposées à la BnF, où les dossiers ne sont pas totalement chronologiques, où la même chose réapparaît, ressort ici ou là et on ne sait pas très bien s'il faut reconstituer un ordre initial ou s'il faut conserver la trace de ces réemplois créateurs. Alain Brossat : Est-ce que Foucault répondait au téléphone quand il travaillait à la maison ? Daniel Defert : Oui, mais peu de gens avaient son véritable numéro de téléphone. En fait, il en avait plusieurs mais un seul auquel il répondait toujours. Il fallait bien que des numéros figurent dans l'annuaire, afin d'éviter que les gens fassent des recherches... Deleuze, lui, avait mis son téléphone au nom de Fanny, son épouse, ce qui le protégeait un peu... Le numéro auquel répondait Foucault ne figurait pas dans l'annuaire et quand des gens me disaient qu'ils avaient son numéro de téléphone, je leur demandais lequel, ce qui me permettait de savoir à quel « cercle » ils appartenaient. Ces précautions étaient nécessaires pour qu’il puisse continuer à travailler dans la sérénité. Alain Brossat : Cependant, si certains membres du « premier cercle » avaient le bon numéro, c'était bien qu'il considérait comme normal qu'on le dérange pour une bonne raison ou une bonne cause, militante, par exemple ? Daniel Defert : Le premier cercle respectait les horaires... Mais son domicile était littéralement harcelé par les coups de téléphone. C'est une chose que vous ne pouvez pas imaginer. Vraiment, à une époque, le téléphone sonnait toutes les dix minutes, tantôt pour une pétition, une demande de soutien, de préface, etc. C'était vraiment insupportable, au point qu'à un moment donné, je répondais aux solliciteurs par des formules du genre : « Très bien, Monsieur, vous avez aujourd’hui le numéro 135 et quand nous en serons à votre dossier, nous vous appellerons ! » Un jour, j'avais à la maison un copain qui parlait le néerlandais, et voilà qu'un Hollandais appelle pour demander que Foucault dirige sa thèse – or, Foucault refusait de diriger des thèses... Mais c'était après le succès des Mots et les Choses et la gloire naissante de Foucault nourrissait ce genre de demandes. Je pose donc quelques questions à cet étudiant et puis, histoire de me jouer un peu de lui, je lui dis : « J'ai ici le secrétaire qui s'occupe des thèses néerlandaises, je vais vous le passer… » Mais ce que je n'avais pas prévu, c'est que ce garçon était étudiant à la Sorbonne et a raconté partout : « Foucault est devenu incroyablement prétentieux : il a des secrétaires dans toutes les langues... » Il est allé raconter ça à Maurice de Gandillac et ça a fait le tour de la Sorbonne ! Quand ça lui est revenu, Foucault n'a pas été très content de ma blague... Philippe Chevallier : Il lui arrivait cependant de répondre favorablement à des sollicitations de personnes qu’il ne connaissait pas. Je pense à Jean Danet, qui faisait des recherches à l'époque sur le droit économique agricole, à Nantes. Il écrit un jour à Foucault, et Foucault lui répond : « Venez me voir ! » Daniel Defert : Mais Jean Danet était quelqu’un d’intéressant. Je me rappelle toujours la première conversation que j'ai entendue entre Foucault et lui, cela a attiré mon attention. Il y était question de la norme non pas au sens éthique, mais au sens où, dans nos sociétés, elle se substitue de plus en plus au droit dans sa conception traditionnelle, que ce soit dans le droit européen ou celui de l'agriculture... Et si en plus il s’agissait de la norme dans un domaine que Foucault alors découvrait, ça pouvait d'autant plus l'intéresser. En revanche, on voit tout de suite quand un type est sans intérêt ; ça se voit au genre de questions qu'il vous pose... Je me rappelle un journaliste venu l'interroger et qui commence par : « Monsieur Foucault, je voudrais savoir pourquoi tant de structuralistes s'intéressent à la médecine... » Foucault fait alors mine d’être intrigué : « Ah bon, il y a donc tellement de structuralistes qui s'occupent de médecine, je ne le savais pas... Est-ce que vous pourriez m'en citer un ? » « Euh... non, c'est vrai, je n'en vois pas... ». « Bon, alors dans ce cas, Monsieur, merci, l’entretien est terminé ! » Le gars avait dû entendre quelqu'un dire quelque chose à propos de Foucault et la médecine... La connerie, ça se repère. Je crois qu'il avait une hypersensibilité à la qualité éthique, pas seulement intellectuelle, des gens, c'est quelque chose qui m'a toujours frappé. Il ne fréquentait pas que des intellectuels. Il savait entendre en autrui des qualités humaines, éthiques. Il y avait un niveau de sensibilité qui lui était immédiatement perceptible. Il savait faire la différence entre les gens qui le sollicitaient pour un objectif qui leur était personnel et ceux qui voulaient débattre. Et je pense que Jean Danet, ou quelqu’un comme l’avocat Christian Revon, voulaient débattre. Mais il faut voir le ton que certains employaient : « Foucault, tel éditeur a refusé mon manuscrit, est-ce que tu peux faire quelque chose... ? » – tutoiement immédiat, etc. Alain Brossat : Un ton d'époque... Daniel Defert : Oui, mais pas forcément sympathique... D'ailleurs, j'ai déposé à l'IMEC – un peu par méchanceté – les lettres adressées par des Français et des Américains à Foucault. À cette époque, Foucault ne répondait plus aux lettres, c’était Françoise-Edmonde Morin qui s'en chargeait. Les Français, ce n’étaient que des demandes de soutien : demande d'appui auprès d'éditeurs, de journaux, de professeurs, etc. Les Américains, eux, c'était différent : ils invitaient Foucault pour des débats, des séminaires. Alain Brossat : En même temps, quand on est impliqué dans un champ politique, on ne peut pas facilement faire le tri entre ce qui présente de la qualité humaine et ce qui en présente moins, voire pas du tout... Quand on fait de la politique, on doit bien fréquenter des gens avec lesquels on n'a pas d'atomes crochus... Daniel Defert : Certes, c'était une époque où la plupart des relations étaient politiques. Les salons de l'époque, c'était la rue, et ça ne voulait pas dire qu'on se revoyait après, ou alors on se revoyait pour préparer une autre manif... Mais cela n’avait rien à voir avec la vie d’un parti politique. C'est vrai qu'il y avait là une sociabilité que je ne connais plus aujourd'hui. Alain Brossat : Une sociabilité politique qui a disparu... Daniel Defert : Il y avait de l’amitié, et aussi cette agressivité liée à une espèce de fantasme : les gens s'imaginaient que Foucault disposait d'un pouvoir considérable – je l'ai bien vu en discutant avec les gens de ma fac [Vincennes Saint-Denis] – et qu'il suffisait qu'il montre un manuscrit à un éditeur pour que celui-ci soit publié... Mais Foucault n'aurait jamais soutenu un manuscrit qui n'était pas éditable. Il n'aurait jamais dit : « Vous éditez ça parce que ça me fait plaisir ». Si c’était médiocre, il ne faisait rien. C'est quand il voyait qu'il y avait quelque chose d'intéressant dans un manuscrit qu'il pouvait le soutenir. Mais les gens s'imaginaient que tout était de l'ordre du désir et du pouvoir. À Vincennes, ils avaient quand même une conception du pouvoir pré-foucaldienne ! 3. Volontarisme de la pensée Alain Brossat : J'aimerais que tu nous parles du rapport de Foucault à la fatigue. Produire une œuvre comme la sienne, cela doit fatiguer, c'est bien le moins que l'on puisse dire... Était-il sur ce point volontariste, voulait-il ignorer sa fatigue ou bien la gérait-il soigneusement ? Daniel Defert : Ça, je ne saurais le dire... Je pense quand même qu'il était peu fatigable. En tout cas, il l'exprimait fort peu. Quand j’ai rédigé la chronologie pour les Dits et Écrits, il m'est arrivé de me dire : « Bon sang, il était au Japon la veille et le lendemain, ou le surlendemain, il fait cette conférence à Paris... ». Je pense qu'il était quelqu'un qui avait acquis très tôt une grande maîtrise sur lui-même. En fait, quand il a été très malade, j'ai vu apparaître chez lui des traits de caractère que je ne lui connaissais pas auparavant. Il m'avait fait connaître les travaux de Jackson, le physiologiste[14], qui parle des strates de réflexes contrôlés les uns par les autres, avec cette idée que quand certains réflexes disparaissent d'autres, plus archaïques, apparaissent. Si bien que je me suis mis à imaginer que certaines choses apparues au cours de sa maladie étaient peut-être des éléments archaïques et je me suis demandé s'il n'avait pas eu à surmonter tout un ensemble de réactions plus spontanées qui n’étaient jamais apparues, même une sorte d’ego, dont je n'avais jamais vu trace. Je me rappelle une scène lorsque j’ai rapporté de Berkeley la première version du livre de Dreyfus et Rabinow[15] : Dreyfus y faisait un commentaire très heideggérien des Mots et les Choses et, comme ils n’étaient pas d’accord entre eux, ils m'avaient donné leur texte pour avoir l'avis de Foucault. Celui-ci n'aimait pas beaucoup lire ce qu'on écrivait sur lui – en général, même, il ne le lisait pas. Il m'a donc demandé de lui raconter un peu ce que disaient Dreyfus et Rabinow, et au fur et à mesure que je lui résumais le livre, il commentait à son tour « Ah, tiens, Dreyfus dit ça, c'est intéressant cette critique tirée de Heidegger, etc. » – et pour Rabinow : « C'est forcément intéressant, puisqu'il raconte mes livres... » Mais je dois dire que de telles saillies étaient exceptionnelles. Alain Brossat : Y avait-il chez Foucault, sous l'effet de la fatigue, des moments de relâchement, d'affaiblissement de la pensée ? Daniel Defert : Il était très volontariste, et très poli aussi. Bien sûr, quand les gens l'emmerdaient, il le faisait comprendre et ne se répandait pas sur leur terrain... Mais de toute façon, il n'allait jamais au-delà de certaines limites – à 22h30, il se retirait. Il a dû traverser des phases de grande angoisse, mais il ne les exprimait pas. Il y a eu des périodes où je ne rentrais pas serein à la maison, où je ne savais pas si je le retrouverais vivant… Mais la plupart du temps, je ne me rendais pas compte de ces affrontements intérieurs. Je ne l'apprenais qu'après-coup, à travers ses lettres où il évoquait les périodes difficiles qu’il venait de traverser. Alain Brossat : Lorsqu'on travaille avec une telle intensité, encore faut-il que le corps suive... Comment le corps suivait-il, chez Foucault ? Daniel Defert : D'abord, c'était quelqu'un qui entretenait son corps. Il faisait de l'exercice. Par exemple, quand il était en Tunisie, il nageait beaucoup, pratiquement tous les jours. Même la dernière année, alors qu'il était déjà très affaibli, il est allé – je crois que c'était fin avril ou début mai 84 – à Vendeuvre. Son neveu Denis a voulu l'aider à sortir son sac de sa voiture et a été surpris par le poids. Michel lui a dit : « Ah oui, ce sont mes haltères... ». Ce qui veut dire qu'à ce moment-là , il faisait encore des haltères tous les matins... Alain Brossat : C'était ça son sport : les haltères... Daniel Defert : … et des pompes, sans doute. Alain Brossat : … et la marche ? Daniel Defert : Pas régulièrement. Pendant longtemps il s’est déplacé à vélo, par exemple pour aller à la BN, rue de Richelieu. Quand on était en Tunisie, on marchait pas mal, mais pas de façon systématique. Disons qu'il entretenait son corps. Au reste, il ne buvait pas, mangeait très peu. Il avait une alimentation très sobre, ce qui évite les somnolences et les surcharges... D'ailleurs, le midi, je crois qu’il ne déjeunait pas, ou alors seulement un café à la BN. Alain Brossat : J'ai du mal à comprendre cette sorte de clivage entre ce que tu décris comme étant de l'ordre d'une sorte d'énergie inépuisable, un sujet non fatigable, jamais malade... Daniel Defert : Il a commencé à être malade en 1982. Alain Brossat : Mais avant, jamais malade... D'un côté, donc, cette énergie formidable qui semble être le propre d'un sujet qui est tout entier voué à son travail, à son programme, sans états d'âme particuliers ; et de l'autre, ce que tu dis par ailleurs : « Il y a des moments où je ne rentrais pas à la maison toujours serein »… J'ai du mal à agencer ensemble ces deux parties du tableau... Car enfin, Foucault ne donne pas l'impression d'avoir été mélancolique... Daniel Defert : Son rapport à la mort était quand même immédiat, à la fois permanent et serein. C'est difficile à évoquer, à la fois pour des raisons de pudeur et de mémoire. Mais ce n’était pas triste du tout, même s’il était quand même très sensible à l'agressivité – qui était grande –, la jalousie, la mesquinerie du milieu intellectuel, universitaire. Il y a eu la reconnaissance fulgurante après Les Mots et les Choses ; ce fut une période où on a connu un grand bonheur. J'ai souvenir également des années 1963-64 où on a travaillé côte-à -côte : moi je préparais l'agrégation, lui Les Mots et les Choses, ce fut un autre grand moment de bonheur. Puis est venu le succès du livre, il me voyait heureux de ce succès.... Mais ça a été également un moment de polémique terrible. Il a été agressé en permanence. Il n'y a pas eu une revue intellectuelle qui ne s'y soit mise et ça a duré jusqu'en 1968. Il n'en pouvait plus et il est parti en Tunisie pour fuir cela. Il ne voulait plus en entendre parler. Il aurait pu rester à Paris et faire les dîners en ville, mais il décide de partir et s'astreint à une vie difficile en Tunisie. Il vit comme un ascète, sur un tatami et sous une voûte blanche, elle-même située sous le cimetière de Sidi Bou Saïd – probablement des anciennes écuries du bey. C’est une vie toute autre. Intellectuellement, il connaît une solitude certaine. Et quand il écrit là -bas L'Archéologie du savoir, un livre un peu chiant… que moi j'adore, mais qui est vraiment lourd, de méthode, sévère, difficile, sans prestige, il cherche vraiment à rompre avec le succès. Quand il revient en France, c’est pour la création de l'université de Vincennes et c'est à nouveau pour vivre dans un milieu extrêmement polémique, entre le PC et les gauchistes, avec des affrontements quotidiens, des AG d'une violence... Comme il avait été au PC[16], il connaissait les communistes et également tous ceux qui étaient dans le département de psychologie[17]. Il les connaissait et comme psychologues et comme communistes : deux raisons de s'en méfier ! Donc, ce début de Vincennes est une période difficile. C'est l'époque où nous habitions rue du Docteur Finlay et là , c'est vrai que quand je rentre le soir à la maison, je ne suis jamais sûr de le retrouver vivant. Je sens une angoisse... Mais rien dans ses cours ne laisse transparaître cela. Alain Brossat : Dans le discours public de Foucault, dans sa participation à des débats, on ne sent pas cette fragilité, on n’a pas l'impression d'avoir affaire à quelqu'un de vulnérable, quelqu'un que le conflit peut affecter, au contraire, on a plutôt l'impression d'être en présence de quelqu'un qui trouve un certain plaisir à être dans le conflit, qui sait distribuer les coups... Daniel Defert : Il sait distribuer les coups, mais il n'aime pas ça. Il préférerait être aimé. Marie-Claude Mauriac[18], qui est la petite-nièce de Proust, trouvait qu'il y avait une grande analogie entre Foucault et Proust, outre leur milieu médical. La scène du baiser du soir[19], je la crois très fondamentale aussi dans la vie de Foucault. Sa mère, qui certainement l'aimait beaucoup, était une femme assez froide et j'ai quand même trouvé cette phrase extraordinaire dans son journal de l’année 68, où il écrit que la phase de dépression qu'il traverse est liée à la mort de son père, dix ans auparavant... Or jamais, jamais il n'a évoqué son père, sauf à la fin de sa vie, et positivement. Son père était très violent. Les relations entre ses parents ont probablement été parfois difficiles, d’où je crois cette horreur des conflits. Donc, quand il y en avait, il les subissait, il s'en protégeait très « violemment ». Mais ce n'est pas parce qu'il aimait la polémique, c'était vraiment pour la mettre à distance, je crois. Son père était travaillé par l’angoisse, comme nombre de chirurgiens qui n’opèrent qu’avec un fort remontant. Il me semble que c’est un métier terriblement anxiogène. Foucault n’a pas voulu l’exercer mais il fait beaucoup d'allusions à son père lorsqu’il évoque son rapport à l’écriture – le scalpel et la plume, etc.[20] Philippe Chevallier : Son écriture est très ciselée, travaillée. Quand on compare avec les premiers brouillons de ses textes que l’on trouve dans les archives, on se dit qu’il devait y avoir un immense travail d’écriture et de réécriture avant l’œuvre finale... Alain Brossat : On en reviendrait alors à la fameuse théorie des trois versions de chaque ouvrage...[21] Daniel Defert : … qui peuvent être bien davantage, trois étant un minimum. En fait, il y a l'écriture du livre et l'écriture du chapitre. Je pense qu'il y a en effet dans les livres trois grandes strates, mais que chaque partie de livre a pu être réécrite un plus grand nombre de fois. D'abord, il n'aimait pas les ratures. J'ai été frappé de découvrir au verso des cours des pages manuscrites qui proviennent d'ailleurs, qu'il avait commencé à raturer puis abandonnées pour ne pas travailler sur un texte raturé. Il réécrivait tout, plutôt qu'avoir une page avec des ratures. Ses manuscrits sont très nets, très beaux. Même les cours, on a l'impression que c'est écrit au fil de la plume, mais très souvent, il y a deux, trois versions de certaines leçons. Philippe Chevallier : Cela nous renseigne tout de même sur un certain rapport à la pensée… Daniel Defert : Il faut revenir sur cette question du travail. Au fond, quand on voit les gens travailler, on ne comprend pas comment ils travaillent. On les voit lire ou écrire, on ne les voit pas penser. Ainsi, en regardant les notes de lecture que prenait Foucault quand il cherchait l’émergence dans l’histoire d'un nouveau concept (par exemple sur les modes de description empirique), je m’étais imaginé qu’il traçait une espèce de courbe de Gauss suivant l'apparition puis la disparition d'un concept au travers de plusieurs disciplines. Je m'étais imaginé que Foucault pratiquait un mode de lecture très empirique, une sorte d’évaluation statistique. Mais c'est François Ewald qui m'a convaincu que ce n'était pas ainsi que se passaient les choses, que l'élaboration du concept précède les lectures, que tout est construit avant – même si nous n’en avons pas de trace explicite. Quand Foucault commence à prendre des notes, recopie des citations, les choses sont déjà très construites. Il ne s'agit donc pas d'un prélèvement purement statistique : il faut qu'il sache ce qu'il cherche dans le corpus qu'il étudie, il faut que cela soit déjà amplement maîtrisé... D'ailleurs, je me rappelle cette phrase qu'il aimait prononcer quand il partait pour la Bibliothèque Nationale : « Je vais aller vérifier qu’ils ont bien dit ce qu'ils devaient dire à cette date-là ! ». Donc, il y a une dimension de construction de la pensée dont on n'a pas de trace visible. Et en réalité, ces fragments que l'on a baptisés « le journal intellectuel » de Foucault sont des débuts d'articles, des esquisses de plans : la pensée est déjà élaborée. Mais comment Foucault en arrivait à ce point, je ne saurais le dire. Je peux témoigner de la quantité de travail qu'il fournissait, parler de la régularité de son travail, mais dire comment le travail de la pensée s'effectuait – cela, je n'en peux rien dire... Alain Brossat : Est-ce qu'il était content de ses livres en général quand il les avait terminés et qu'il les envoyait à l'éditeur, se disant – tiens, là , quand même, j'ai fait une belle percée –, ou bien du genre à dire plutôt – bon, c'est pas ça, mais il est temps que je m'en débarrasse... ? Daniel Defert : De toute façon, le lendemain il commençait déjà le livre suivant, qui en était la critique… Propos recueillis par Alain Brossat et Philippe Chevallier au domicile de Daniel Defert le 28 novembre 2015
[1] Propos de Foucault à l’occasion de la visite à son domicile du romancier Jacques Almira (Prix Médicis, 1975), le jour de Noël. [2] Michel Guy (1927-1990), mécène et responsable culturel, crée à Paris le Festival d’automne en 1972, à la demande du président Georges Pompidou. Il devint secrétaire d'État à la Culture dans le premier gouvernement Jacques Chirac (1974-1976). [3] Les deux opéras d’Alban Berg, dirigés par Boulez respectivement en 1963 et en 1979 à l’Opéra de Paris. [4] Le Pain Noir, série réalisée par Serge Moati d’après l’œuvre de Georges-Emmanuel Clancier, est diffusé de 1974 à 1975 sur la deuxième chaîne de l’ORTF, puis Antenne 2. [5] Dans Le Nouvel Observateur, où Maurice Clavel, ami de Michel Foucault, tint la rubrique de 1967 à sa mort en 1979. [6] « Par-delà le bien et le mal » (entretien avec des lycéens), Actuel, n° 14, novembre 1971, repris dans Dits et Écrits, t. 1 : 1954-1975, D. Defert, F. Ewald (éd.), Paris, Gallimard, « Quarto », p. 1091-1104. [7] « Michel Foucault/Pierre Boulez : la musique contemporaine et le public », CNAC Magazine, n° 15, 1983, repris dans Dits et Écrits, t. 2 : 1976-1988, D. Defert, F. Ewald (éd.), Paris, Gallimard, « Quarto », p. 1307-1314. [8] En 1978, intervention non publiée. [9] Respectivement mis en scène en 1970 et 1972, à la Cartoucherie. [10] Vendeuvre-du-Poitou, où la famille Foucault avait une propriété, « Le Piroir », où habitait sa mère et où Foucault se rendait chaque été. [11] Maria van Rysselberghe, confidente d'André Gide, fut surnommée la « petite dame », en référence aux « Cahiers de la petite dame », édités de manière posthume dans les Cahiers André Gide. [12] Gary Gutting, « Michel Foucault: A user's manual », in The Cambridge Companion to Foucault, G. Gutting (éd.), Cambridge, Cambridge, University Press, 1994. [13] Les articles sur l’Iran (1978-1979) sont initialement parus dans le Corriere della Sera. [14] John Hughlings Jackson (1835-1911), neurologue britannique. [15] Hubert L. Dreyfus, Paul Rabinow, Michel Foucault: Beyond Structuralism and Hermeneutics, Chicago, University of Chicago Press, 1982, trad. fr. : Michel Foucault, Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984. [16] Foucault adhéra brièvement au PC de 1950 à 1952. [17] Les membres du département avaient été ses camarades d’études à l’Institut de psychologie de Paris, où Foucault passa son diplôme de psychopathologie en 1952. [18] Épouse de Claude Mauriac, écrivain, journaliste, avec lequel Foucault partagea nombre de combats. [19] Scène fameuse qui ouvre À la recherche du temps perdu de Marcel Proust (t. 1 : Du côté de chez Swann). [20] « J’imagine qu’il y a dans mon porte-plume une vieille hérédité du bistouri. », Le Beau Danger, Entretien avec Claude Bonnefoy, Paris, éditions de l’EHESS, 2011, p. 35. [21] Daniel Defert, « Je crois au temps… », Propos recueillis par Guillaume Bellon, Recto/Verso, n° 1, Juin 2007, disponible en ligne : http://revuerectoverso.com/IMG/pdf/DanielDefert.pdf. |