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Guillaume Brie Actualité de Foucault Compte-rendu de Thierry Gutknecht, Actualité de Foucault. Une problématisation du travail social, Éditions IES, Genève 2016 (256 p.) De l’impossibilité à être dedans et dehors L’ouvrage de Thierry Gutknecht, travailleur social et enseignant de philosophie, propose un essai de problématisation du travail social à partir d’éléments des travaux du philosophe Michel Foucault. L’auteur de l’essai s’appuie sur trois axes que sont le pouvoir, le savoir et le sujet ; axes constituant autant de parties pour conduire la démonstration suivant laquelle certains concepts du philosophe constituent des clefs heuristiques puissantes pour rendre compte de la complexité du travail social aujourd’hui. Or, nous souhaiterions dans ce compte-rendu examiner la posture de T. Gutknecht en problématisant à notre tour la manière dont l’auteur mobilise Foucault pour analyser le champ de pratiques du social. À la lecture de l’essai, nous relevons deux aspects diamétralement différents et qui nous ont singulièrement marqué : le premier a trait à la manière dont le lecteur pourra accéder de façon claire et pédagogique à la « boîte à outils foucaldienne » et surtout à la posture analytique du philosophe. Précisément, l’auteur consacre, en introduction des parties et chapitres, plusieurs pages sur l’apport conceptuel de Foucault et ses champs d’enquête comme, par exemple, « les caractéristiques du pouvoir selon Foucault » (p. 46) ; « Foucault et le contrôle social » (p. 97) ou encore « Le savoir chez Foucault » (p. 120). Il est certain que ce choix de présentation par l’entrée générale du vocabulaire de Foucault se révèle particulièrement intéressant pour découvrir, revoir ou approfondir les apports foucaldiens mis ici à l’épreuve du travail social. Partant, T. Gutknecht donne à voir une très belle maîtrise pédagogique de la philosophie foucaldienne et de ses concepts par un langage clair et accessible. Le second aspect concerne la « thèse » de l’auteur. C’est celui qui nous aura posé le plus question – sinon problème – et constitue un point particulier sur lequel nous souhaiterions maintenant attirer l’attention : la problématisation du travail social. Assurément il nous semble que l’auteur, en posant les uns à côté des autres des éléments discursifs disparates – mais identifiés comme faisant partie de la complexité du travail social –, réalise, certes, une illustration attrayante des concepts du philosophe mais manque, selon nous, l’objectif de problématisation du travail social comme l’annonce le sous-titre. La discussion de ce point nous paraît être fondamentale. Toutefois, celle-ci ne doit pas laisser sous-entendre que nous pensons qu’il n’y aurait qu’une seule façon – ou une meilleure – d’« utiliser » Foucault. Au contraire, les travaux du philosophe, son parcours, ses tournants et changements de terminologie, etc. montrent que son œuvre ne fait pas système et permet des usages complexes, différents et parfois même contradictoires en fonction des utilisateurs et de leur lecture. Les lignes qui suivent ne cherchent donc pas à définir la façon la plus pertinente dont il serait possible d’utiliser Foucault contre l’usage qu’en fait T. Gutknecht dans ses démonstrations ; nous avons plutôt souligné la manière dont la « boîte à outils » foucaldienne vient seulement qu’au service d’une série de typologies construites par l’auteur pour illustrer les thèmes du pouvoir, du savoir et du sujet dans le champ du travail social. Par ailleurs, le souci, malgré tout, de prendre en compte la complexité du réel par une description précise des situations (et interactions) qui le composent, conduit paradoxalement l’auteur à ne plus pouvoir saisir de manière critique ce qui est dit. Par l’usage de typologies sophistiquées, les analyses sont dépolitisées, c’est-à-dire que la critique se limite aux paradoxes internes au travail social sans s’en prendre aux éléments fondamentaux qui organisent ce dans quoi il est plongé. Dès lors, le problème que nous posons est le suivant : rendre compte de la complexité d’une pratique, est-ce nécessairement problématiser le système pour retrouver les problèmes qu’il pose ? Par exemple, lorsque T. Gutknecht propose d’identifier une typologie des relations de pouvoir à trois entrées (chapitre II, p. 72), est-ce nécessairement problématiser la question du pouvoir pour retrouver le problème qu’il pose aux individus pris par tel ou tel dispositif social ? Pour conduire notre propos à partir de cette question, nous proposons d’examiner trois objets thématiques abordés par T. Gutknecht ; objets qui nous semblent être révélateurs des enjeux présents dans le travail social et le champ de la probation aujourd’hui : la prévention de la récidive des condamnés, la responsabilisation des usagers des dispositifs d’insertion et la question de l’empowerment, enfin le développement des « compétences sociales » des individus. La prévention du risque de récidive chez les condamnés Dans le chapitre II consacré à la question du pouvoir dans le travail social, T. Gutknecht dresse une cartographie des relation-types et décrit des rapports de pouvoir à l’œuvre entre des individus. Exemple de relation-type pris par l’auteur : la relation entre le professionnel et l’usager. Pour ce faire, l’auteur prend notamment l’exemple du milieu carcéral en soulignant que celui-ci « est sans doute un domaine où le pouvoir est rendu particulièrement explicite et équivoque » (p. 61) tant il est vrai qu’il s’agit à la fois de punir des justiciables tout en les réhabilitant (moralement et socialement) et en s’assurant surtout qu’ils ne présentent pas un risque de récidive pour l’avenir. Philippe Combessie, sociologue spécialiste de la prison, relève ce qu’il appelle dans un texte les « ambivalences des sociétés démocratiques vis-à-vis de la prison comme dispositif d’aide à la réinsertion » : Depuis l’invention de la prison pour peines, on confie en effet à l’enfermement carcéral deux rôles difficilement conciliables sur une grande échelle : celui de dispositif de traitement, un peu sur le modèle médical mais qui s’appuie sur un projet qu’on pourrait dire pédagogique (bien qu’il soit destiné à un public adulte) et celui de dispositif punitif d’expiation – le second obérant de façon presque consubstantielle le premier[1]. Ces façons de concevoir la peine et le traitement du justiciable renvoient à un paradoxe que T. Gutknecht identifie parfaitement lorsqu’il écrit que le professionnel doit effectivement « à la fois agir sur le comportement et les intentions du condamné afin qu’il puisse progresser dans sa peine, mais également l’évaluer le plus justement afin de permettre une prise de décision aussi fondée que possible » (p. 61-62). Sous l’idéologie humaniste qui adjure de faire progresser l’individu dans sa peine, le travail social en milieu carcéral devient progressivement un dispositif devant répondre avant tout à l’impératif de maîtrise du risque de récidive. La visée strictement sécuritaire allouée désormais massivement au travail de probation est remarquée par l’auteur mais seulement pour dire que les concepts de pouvoir tels que l’entend Foucault se retrouvent ici « dans leur intensité ». Or, cette façon de procéder ne fait selon nous qu’illustrer des points de tensions relatifs à des pratiques que l’auteur évoque à partir de la cartographie qu’il dresse des positions occupées pas les travailleurs sociaux et les « usagers ». La prise en compte de rationalités contraires dans le dispositif pénal (punir, soigner, amender et contrôler) vient davantage au service d’une description générale de pratiques que d’une analyse serrée du principe politique qui les génèrent. Autrement dit, l’approche typologique descriptive ne rend pas compte de l’émergence d’une économie politique productrice des faits que l’auteur observe. Pourtant le recours à la notion de problématisation aurait pu permettre d’interroger les règles d’action au principe du désir politique de prévoir les comportements futurs des justiciables, pour poursuivre ici avec l’exemple – plus qu’anecdotique – du carcéral. La responsabilisation des individus et la promotion de l’autonomie Comme le rappelle très justement Emilie Hache, « la plupart des analyses portant sur l’art de gouverner néolibéral, à la suite de Foucault, se retrouvent autour de la responsabilisation de l’individu, comme (re)configuration privilégiée du transfert des responsabilités traditionnelles de l’État sur (certains) individus dans lequel s’engagent, entre autres, les politiques néolibérales »[2]. Antienne classique de la pastorale néolibérale, la responsabilisation participe à l’élaboration d’un art de gouverner par lequel l’individu doit se constituer comme l’auteur unique de la situation sociale qui est la sienne au moment où s’applique sur lui (« pour lui » pourrions-nous dire impudemment) le dispositif d’insertion. À plusieurs reprises, T. Gutknecht mentionne l’usage de la responsabilité pour « conduire la conduite » des bénéficiaires, pour le dire comme Foucault. Que ce soit en parlant – pour en faire la critique – de la responsabilité par la logique de la contrepartie (p. 67), de l’apparition de nouveaux types de gestion (new public management) (p. 164) ou encore en évoquant les notions de participation et d’empowerment (p. 196), l’auteur place au même niveau des éléments contraires qui, au motif répété de nuancer le propos, arasent l’analyse. Par exemple, l’auteur rapporte à la page 88 l’idée suivant laquelle l’assistance publique peut jouer un rôle de reproduction de l’ordre social dominant mais tout en n’empêchant pas le bénéficiaire, par ailleurs, de vivre une forme d’émancipation grâce à l’apport supposément positif de son accompagnement. La mise à niveau égale d’éléments qui s’opposent – timidement identifiés comme tels par l’auteur – est sans doute permise par ce souci de rendre compte coûte que coûte de la complexité des pratiques. L’outillage conceptuel de Foucault fonctionne dès lors en dehors de tout exercice critique du social pour illustrer un kaléidoscope de pratiques, et leurs principes. C’est du moins paradoxalement à partir de ce souci de la nuance et celui de rendre compte de la complexité du champ social que T. Gutknecht construit un cadre d’analyses ambivalent. Dans le chapitre III consacré aux savoirs, le point d’orgue de ce positionnement équivoque est atteint lorsque l’auteur mobilise le point de vue d’une professeure d’une école de travail social sur la question de l’identité professionnelle des praticiens. Si l’auteur prend acte de la manière dont le travail social est percuté par une logique de marchandisation[3], il partage aussi le propos de la professeure qui affirme que « les travailleurs sociaux pourraient être tentés par la nostalgie et le corporatisme » (p. 165) dans ces conditions. Tout cela n’est pas sans rappeler le mouvement contemporain de résistance d’une partie des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation aux « outils d’évaluation » de la dangerosité des justiciables et les reproches qui leur sont faits d’être arc-boutés sur des positions conservatrices et immobilistes. Or, en mettant en garde contre l’utilisation de ces outils, et surtout l’instrumentalisation qui peut en être faite par un politique davantage séduit par l’évaluation de la dangerosité que par la réhabilitation sociale, ces agents pénitentiaires font jouer la « déprise », au sens de Foucault. En posant le problème de l’évaluation, ces praticiens de la probation et de l’insertion impulsent un questionnement politique important : alors que la gestion du risque[4] innerve la profession, mais aussi bien d’autres domaines du social ou du service public, pourquoi tente-t-on de masquer coûte que coûte les failles institutionnelles, les politiques d’austérité et les processus d’exclusion derrière la seule responsabilité individuelle ? Ce mouvement de résistance contre les logiques néo-libérales s’inscrit pleinement dans la posture foucaldienne que rapporte, pour d’autres raisons, T. Gutknecht en citant Foucault (p. 128) : « Montrer que le réel est polémique »[5]. Mais l’auteur abrase cette dimension en substituant le constat des détournements de missions des travailleurs sociaux – dont on peut penser qu’ils ont des conséquences probablement dramatiques sur le lien de confiance avec les publics –, par un discours qui promeut des idéaux dans la vie publique, comme le souligne avec insistance son préfacier Claude de Jonckheere : Pourtant la critique ne s’arrête jamais à la critique. Elle est le moment d’une construction qui montre des mouvements possibles, des transformations à inventer. Thierry Gutknecht s’inscrit dans cette perspective […]. Les concepts de « pouvoir », « norme », « contrôle », « assujettissement », « résistance », « savoir », « biopolitique », « gouvernementalité » notamment, sont mis au service d’une construction dont un des résultats est de proposer le travail social comme une activité possible dont l’efficacité n’est pas mesurée en regard des normes externes comme celles relevant de la « nouvelle gestion publique », mais en regard des effets d’augmentation de puissance des bénéficiaires (p. 13, nous soulignons). On retrouve, dans son essence même, le discours de l’empowerment qui transforme un problème social à régler à travers des techniques de gouvernement qui cherchent activement à « subjectiver » et à « responsabiliser » les individus. Nous pourrions imaginer ici qu’une problématisation du travail social rendrait compte, toujours en mobilisant Foucault, des lignes de partage qui existent entre, par exemple, l’individualisation des problèmes sociaux, la responsabilisation comme technique de domination et la gouvernementalité néo-libérale. Or, les frontières sont brouillées au profit d’un discours qui fonctionne de l’intérieur (la foi en la problématisation pour faire croître l’action (p. 13) et qui entérine le supposé bien-fondé du travail social et ses pratiques inscrites au fil d’un continuum entre discipline, contrôle et responsabilisation. Les « compétences sociales » Toujours dans la partie portant sur les savoirs, et dans un chapitre relatif à la relation pouvoir-savoir dans le travail social (p. 133), T. Gutknecht aborde la question du développement des compétences (sociales) chez les bénéficiaires pour en dégager des opportunités de subjectivation. Rappelons que les compétences sociales désignent tout autant le domaine des comportements sociaux, que celui de l’affirmation de soi, la gestion des états émotionnels ou encore la résolution de problèmes relationnels et l’adaptation. Sur le plan politique, cela implique très clairement de renforcer la confiance de l’individu dans le système, de susciter son désir de se réinsérer dans le tissu social et professionnel en développant l’empathie, l’estime de soi, la prise de responsabilités et la capacité à réfléchir par soi-même. En parlant ainsi « d’opportunités de développement de compétences » l’auteur ratifie de nouveau le cadre du travail social dans lequel il se situe ; il entérine conséquemment, par ce discours produit de l’intérieur, les mystifications instituées et les constructions passées au lieu de questionner le travail social en tant que problème aujourd’hui. Dans cette perspective, la notion même de « compétences », qui constitue une catégorie provenant du registre psycho-managérial, n’est pas pensée autrement que pour faire pléonasme au contexte dans lequel elle existe, c’est-à-dire celui du projet individualisé débranché de ses enjeux politiques. Ainsi à travers ses analyses du travail social, T. Gutknecht donne à voir le positionnement particulier du chercheur qui fait partie de l’institution qu’il étudie – et y est donc engagé même employé (rappelons que l’auteur intervient aussi en tant qu’assistant social) –, tout en travaillant à la constituer en objet, ce qui n’est pas sans poser de problèmes. Par exemple, en affirmant que le travail social vise « en premier lieu l’autonomisation de la personne aidée » tout en plaidant pour la légitimité d’une critique des dispositifs dans le contexte sociétal actuel, l’auteur entretient une confusion entre la recherche – en tant que productrice d’une analyse critique de la réalité sociale ou institutionnelle –, et l’institution – en tant qu’organisation structurée par des enjeux politiques, notamment ceux liés aux politiques publiques de lutte contre la pauvreté et à leur application. Les analyses cartographiques ne permettent pas à T. Gutknecht de pousser jusqu’au bout la dimension politique de la critique ; en tout cas elles ne lui permettent pas de répondre à l’objectif de problématisation dont pourtant il rapporte une définition précise en début d’ouvrage : « Ce terme de problématisation renvoie en partie à celui de critique et tient en une “attitude” visant à “l’élaboration d’un domaine de faits, de pratiques et de pensées qui […] semblent poser des problèmes à la politique” » (p. 34). Autrement dit, l’approche typologique des pouvoirs/savoirs dans le travail social ne s’attaque pas au fonctionnement du système lui-même. Enfin, la cartographie des rationalités qui structurent le travail social et celui de la probation (aide et contrôle ou encore pouvoir d’agir et pratiques sécuritaires) conduit l’auteur à occuper une position politique qui préconise, certes, de faire bouger les lignes (formuler des pistes d’action pour soutenir de nouvelles subjectivités, des expériences, de l’inventivité, etc. p. 207) – mais tout en demeurant à l’intérieur du cadre (la conclusion de l’ouvrage fonctionne à cet égard de façon profondément incantatoire, notamment avec l’appel à une perspective d’un « travail social hautement citoyen » (p. 231). En effet, il s’agit pour T. Gutknecht, en dépit des incompatibilités des rationalités entre elles, d’aménager des possibles comme lorsqu’il laisse entendre de faire tenir ensemble la maîtrise des risques de récidive du probationnaire et son accompagnement social. Or, très concrètement, pour conclure par cet exemple, « la récente évolution des services pénitentiaires d’insertion et de probation indexe leurs missions à la finalité de “prévention de la récidive”, où la dimension criminologique prend une place prégnante »[6]. Nombre de conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation ne manquent d’ailleurs pas de souligner aujourd’hui dans quelle mesure ils ont été positionnés sur le volet sécuritaire et non plus sur le volet social[7].
[1] P. Combessie, « Ambivalences des sociétés démocratiques vis-à-vis de la prison comme dispositif d’aide à la réinsertion : évolutions récentes (internet, téléphonie mobile, radicalisations) », dans J. Schmitz (dir.), Le droit à la réinsertion des personnes détenues, Institut Universitaire Varenne, Paris 2017, p. 61-71. [2] É. Hache, « La responsabilité, une technique de gouvernementalité néolibérale ? », Raisons politiques, vol. 28, 2007, p. 49-65. [3] D’après Roland Gori, l’État s’est métamorphosé en fonctionnant sur un modèle non plus garant des protections sociales mais en transformant les missions publiques en prestations de services. Plus largement sur ce point, voir notamment R. Gori, La fabrique des imposteurs, Actes Sud, Arles 2015. [4] De manière générale, sur cette question, voir R. Castel, La gestion des risques, Minuit, Paris 2011. [5] M. Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Gallimard, Paris 2001. [6] O. Razac et F. Gouriou, « Sous une critique de la criminologie, une critique des rationalités pénales », Cultures & Conflits, n° 94/95/96, été/automne/hiver 2014, p. 225-240. [7] Depuis 2010, les CPIP sont redéfinis comme des experts criminologues. Concrètement leur mission accentue la dimension du contrôle des obligations judicaires des personnes placées sous-main de justice au détriment de celle de l’accompagnement social. La notion de « prévention de la récidive », qui signe ce passage d’une approche socio-éducative vers le contrôle probationnaire, est constituée par le politique comme un enjeu majeur pour la société et la justice. |