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André Duarte La systématicité de la pensée de Foucault Compte-rendu de Diogo Sardinha, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, L’Harmattan, Paris 2011 (252 p.) L’œuvre des grands penseurs est inépuisable et c’est bien cela que nous rappellent les interprètes qui ne se cachent pas derrière des commentaires introductifs ou des larges reconstructions d’arguments, osant nous proposer des thèses au sens fort du terme. Voilà que le beau livre de Diogo Sardinha, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, publié chez Harmattan en 2011, nous propose alors une thèse selon laquelle la pensée foucaldienne serait caractérisée non simplement par un quelconque souci de cohérence interne, mais plutôt par un besoin de systématicité qui s’achèverait dans un système de liberté. Selon la lecture de Foucault que Sardinha nous présente, c’est le caractère plutôt systématique de la pensée foucaldienne qui nous permettrait de la qualifier proprement comme œuvre philosophique, au lieu de la saisir comme simple parcours intellectuel éparpillé, soumis à des exigences théoriques variables, dépendantes de la découverte de nouveaux objets empiriques tels que la folie et la prison, la sexualité ou les exercices d’ascèse de l’Antiquité, parmi bien d’autres. Voilà un aperçu général de la pensée de Foucault dont je partage entièrement le sens. Dans ce compte rendu j’aimerais souligner ponctuellement quelques analyses de Sardinha qui me paraissent exemplaires, même si parfois elles me suggèrent aussi quelques interrogations. D’abord, je mentionnerais sa géniale découverte que les analyses foucaldiennes sur les trois champs du savoir, du pouvoir et de l’éthique – lesquels recouvrent la totalité de son œuvre – seraient structurées par le rapport fondamental entre fond-surface, organisé autour de la « bipartition entre une surface de phénomènes visibles et un fond qui, tout en restant partiellement recouvert, exerce sur cette surface un pouvoir déterminant » (p. 31). Sardinha prend Les mots et les choses comme le siège privilégié d’un certain mode cohérent et systématique de penser qui, en dépit de quelques variations et changements ultérieurs, resterait à peu-près le même au long de la pensée foucaldienne. D’après les analyses de Foucault dans Les mots et les choses, tout savoir est dépendant d’une disposition générale ou d’un « geste qui délivre l’ordre » profonde et qui le détermine entièrement, lui permettant d’exister tel comme il existe empiriquement (p. 40). Or, l’originalité de l’approche proposée par Sardinha se laisse voir quand il argumente que ce même schéma théorique fondamental concernant la relation de détermination entre fond et surface réapparait dans Surveiller et punir, ouvrage où Foucault nous affirme que les pratiques disciplinaires ont été le « sous-sol profond et solide » des libertés inventées au XVIIIe siècle (p. 47). D’ailleurs, l’auteur argumente encore que ce même schéma fondamental de la pensée foucaldienne se trouve aussi dans le premier volet de l’Histoire de la sexualité, la Volonté de savoir, où le fond qui conditionne la surface de notre conception et de notre expérience de la sexualité ne pourrait être rien de sexuel, mais plutôt un dispositif de caractère politique. Cependant, et cela est un signe du caractère soigneux de son interprétation, Sardinha suggère aussi que l’introduction de la notion de dispositif permet à Foucault de rendre plus complexe les relations entre fond et surface, car maintenant elles sont structurées dans les deux sens : soit le fond détermine la surface, soit la surface produit des changements de fond. Ainsi, la sexualité est simultanément pensée comme l’effet d’action d’un dispositif et comme le dispositif lui-même, de manière que fond et surface s’entremêlent et l’antérieure détermination de caractère strictement verticale est alors abandonnée au nom de la figure de la « spirale », d’ailleurs abondante dans cet ouvrage et porteuse d’une « causalité politique plurivoque » (p. 57). Finalement, on retrouve encore le même schéma de la bipartition et des relations entre fond et surface dans L’usage des plaisirs et dans Le souci de soi, les deux derniers volets de l’Histoire de la sexualité. Cependant, cette opposition se trouve maintenant décalquée sur les relations entre continuité et discontinuité historique, ce qui apporte d’autres importants changements au niveau méthodologique. Ainsi, à l’apparente continuité au niveau des pratiques et des interdictions morales demandées par des codes sociaux et par des lois religieuses chez les Grecs et les Chrétiens (niveaux de la surface), s’opposerait, au niveau profond ou fondamental, une frappante discontinuité en ce qui concerne les rapports à soi qui caractérisent chacun des deux cas historiques. D’ailleurs, Sardinha repère aussi que les investigations foucaldiennes sur l’éthique opposent l’espace de l’intériorité, c’est-à -dire l’espace des relations de soi à soi, à l’extériorité de la morale, soit-elle conçue en tant que codes moraux ou en tant que comportements déterminés par les codes. Comme l’auteur nous rappelle, la dimension éthique est celle intérieure au sujet, la dimension propre à une marge de manœuvre intérieure par rapport aux codes moraux acceptés, car l’éthique concerne la liberté de l’individu « dans sa capacité de se plier sur soi pour créer ses propres valeurs et règles de conduite » (p. 67-68). En dépit du fait qu’un même schème de pensée demeure intact au long de la pensée de Foucault, Sardinha soutient qu’on est maintenant au centre d’un important bouleversement. Si dans ses études généalogiques Foucault avait relié le domaine de la morale aux relations de pouvoir-savoir, maintenant la dimension de l’éthique s’est affranchie de ce domaine. Encore, les recherches éthiques sur les différentes formes des rapports à soi sont caractérisées par l’absence d’un principe de mise en ordre, ce qui ne se passait pas dans ses études archéologiques et généalogiques où la surface était toujours déterminée, soit par des dispositions épistémiques, soit par des dispositifs politiques. Et finalement, ce qui est l’aspect le plus important à être observé, après les recherches archéo-généalogiques, les études foucaldiennes sur l’éthique s’ouvrent à l’expérience auparavant inexistante d’un espace de liberté intérieure occupé par le « libre choix d’un nouveau sujet » (p. 177). Un autre aspect innovateur du livre est lié à son interprétation de la manière dont Foucault révolutionne la réflexion sur l’histoire. Si dans Les mots et les choses Foucault empruntait à Kant la catégorie de l’a priori qui ordonne et rend possible l’apparition des savoirs, cette condition de possibilité était déjà pensée en tant que condition historique et non pas comme appartenant au plan du transcendantal : « Avec Nietzsche, Heidegger et Foucault, la philosophie est au cœur de l’ontologie événementielle » (p. 102). À cet avis, l’archéologie du savoir de Foucault et l’histoire de l’Être de Heidegger se touchent en ce qui concerne la critique du progrès développée à partir de la conception de la discontinuité ontologique, qui resterait encore valable pour les études généalogiques et éthiques, même si dans ces deux domaines Foucault rejetterait soigneusement le caractère plutôt abrupte des discontinuités historiques découvertes par l’archéologie. Dans une autre formulation, Sardinha affirme aussi que « chez Foucault, comme chez Heidegger et Nietzsche, la discontinuité empêche toute attribution de valeur au déroulement de l’histoire » (p. 104). Quant à cet aspect, les analyses de Sardinha démontrent que Foucault pense les métamorphoses historiques non pas selon le schéma de l’écoulement temporel entre naissance et mort, mais selon le schéma spatial-topologique des époques entendues comme des espaces ou des configurations ordonnées qui donnent à voir des étants (savoirs, pouvoirs), à la fois que d’autres se cachent y disparaissent. D’où la remarque conclusive qui va au cœur du problème : Foucault « libère la réflexion du carcan de l’avenir, de cette obligation de faire des projets pour le lendemain, comme s’il se laissait prévoir à partir d’aujourd’hui, comme s’il était la suite probable, voire nécessaire » (p. 150). À partir de cette dernière constatation, cependant, Sardinha fait intervenir quelques remarques critiques à l’égard de la pensée de Foucault dont les implications politiques s’avèrent poignantes. Selon son interprétation, d’après Foucault le temps se trouverait suspendu à l’intérieur d’une époque historique donnée, car il n’y resterait que des modulations et des remaniements qui ne changeraient vraiment le fond qui ordonne une configuration historique donnée : « L’unité de l’époque est donnée par un principe qui, après s’être constitué, se répand. Mais le principe lui-même ne change pas, ne subit pas de métamorphose essentielle » (p. 174). En dépit de ses richesses théoriques innovatrices, cette conception spatiale du temps historique poserait des problèmes politiques considérables. Rejetant le principe de la temporalisation de l’histoire, Foucault s’imposerait « un choix fondamental : il pense l’histoire des domaines de l’expérience (savoir, politique, éthique) sous le modèle des époques dont le mode d’être plonge ses racines dans un fond qui en sous-tend les déterminations visibles. Dans le cas du pouvoir […] l’époque moderne peut-être dite disciplinaire dans son genre et panoptique dans son espèce. Qu’il y ait par ailleurs des structures macrophysiques (juridiques, politiques ou économiques) d’un certain type, cela lui semble secondaire » (p. 153). Or, Sardinha pense que ce qui résulte du fait que Foucault établit une relation de subordination entre macrophysique et microphysique, voire entre surface institutionnelle et fonds épocal-événementiel, celui-ci déterminant celle-là , au lieu de les penser ensemble, c’est « la misère de la liberté face à la puissance de l’assujettissement » (p. 154). Par ailleurs, une autre conséquence problématique du fait que Foucault abolit les schémas de l’histoire temporalisée c’est qu’« il n’y a plus lieu de parler de progrès ni de décadence. À leur place, on retrouve la même méchanceté qui revient pour s’en prendre à nous » (p. 155). Finalement, Sardinha considère « embarrassant » que la pensée topologique ne puisse pas échapper au principe qui ordonne la configuration d’une époque, ce qui impliquerait l’impossibilité de renverser radicalement le principe de l’ordre épocale. D’où le sentiment « d’impuissance » de l’acteur à l’égard de l’époque où il est enserré et dans laquelle se déroulent ses actions (p. 175). S’il est vrai que les luttes politiques peuvent effectuer des changements ponctuels dans les partages du pouvoir établi, l’auteur considère de façon critique qu’il ne serait pas moins vrai que les résistances « sont incapables de toucher à la racine des rapports de pouvoir, et de renverser une certaine technologie générale pour en imposer une autre, moins assujettissante » (p. 176). |