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Philippe Chevallier

Foucault: une pensée du corps


Recensione di Arianna Sforzini, Michel Foucault, une pensée du corps, PUF, Paris 2014 (153 p.)


Au lieu de risquer une nouvelle synthèse de l’œuvre foucaldienne – tentation ô combien actuelle de systématiser des travaux très divers, d’en retrouver la logique secrète – Arianna Sforzini a choisi plus modestement, mais aussi plus fidèlement, d’en suivre un thème majeur, souvent négligé par les commentateurs : celui du corps. Cette négligence des commentateurs pourrait faire l’objet d’une étude à part entière, qui révèlerait l’un des paradoxes de l’œuvre foucaldienne : ne parler que du corps en ne parlant bien souvent que de son usage par la pensée. Mais peu importe, le corps, de Folie et déraison (1961) au Courage de la vérité (1984), fait bien partie des mots de Foucault, et il mérite à ce titre d’être épelé. La modestie apparente du livre d’Arianna Sforzini, sous la forme didactique de la monographie, ne doit pas nous abuser : cette modestie est le chemin le plus sûr qui mène à un point critique de l’œuvre, ce lieu où celle-ci semble hésiter devant ses propres possibles. C’est dire l’importance du parcours ici proposé.

Corps pluriels, corps individualisés. Corps déchirés, corps utopiques. Soumis ou résistants. Il n’existe pas un concept ou une vérité du corps, mais une panoplie, une mosaïque des corps traversés par l’histoire ou faisant histoire. (p. 9)

Par cette affirmation inaugurale, Arianna Sforzini pose les termes d’un redoutable problème qui déborde celui de la vérité des corps physiques et met en question le corps même de l’œuvre (œuvre, elle aussi, plurielle, individualisée, déchirée, utopique, etc.) : avant d’être pensée de ceci ou de cela, comment l’œuvre de Foucault est-elle pensée de quelque chose ? Comment peut-elle prétendre être jusqu’au bout une pensée sans concept, sans essence, sans substance, « intrinsèquement rebelle » (p. 9) ? Car penser, semble nous dire Foucault, c’est rompre. Rompre d’abord avec tout ce qui, en philosophie, prétend fixer le corps soit dans son objectivité (positivisme) soit dans sa condition subjective primordiale (phénoménologie). L’affaire semble donc entendue : il faut accepter avec Foucault que rien ne reste à demeure, que le corps soit affaire d’inventions historiques. Mais que retenir d’une philosophie qui se glisse ainsi dans les interstices du temps, au lieu même de ses décollements, de ses sursauts, de ses soudaines accélérations, sans prétendre le dominer ni en fixer le sens ? Doit-on simplement se laisser porter par ses surprises ? Cet essai est l’occasion d’affronter ces questions au plus près des écrits de Foucault, en croisant sans cesse deux dimensions : une première horizontale, ou descriptive, et une seconde, verticale, que l’on pourrait appeler critique.

Descriptive tout d’abord, car s’il y a autant de corps différents chez Foucault, ils méritent d’être décrits dans leurs singularités – ce qui n’avait encore jamais été fait de manière aussi exhaustive, encore moins de manière aussi précise. Quatre chapitres remarquablement écrits, avec de vrais bonheurs d’expression (le corps est « le disparate de l’âme »), abordent tour à tour la clinique, la punition, la vie morale et la lutte. Arianna Sforzini ne se contente pas de répéter Foucault. Toujours, elle revient à la source, vérifier ce qui s’est effectivement dit du corps à une époque, chez les Pères, les médecins de la Révolution, etc. Ce qui lui permet par exemple d’offrir au lecteur une description très juste de la chair chrétienne qui « n’implique pas un refus du corps », mais au contraire « engage un rapport très complexe, et à la limite conflictuel, avec une ascétique du corps » (p. 112). Voilà une évidence historique qui contredit ce que l’on croit bien souvent être l’interprétation foucaldienne du christianisme, celle qu’on lit encore aujourd’hui dans la rubrique livres des journaux à grand tirage : une « confiscation de la sexualité ». Arianna Sforzini redonne également toute leur importance à des textes moins connus de Foucault : la conférence radiophonique Le Corps utopique (1966), et surtout la préface au mémoire d’Herculine Barbin (1978), texte dérangeant et oublié, qui vient d’être réédité[1].

Mais il ne peut s’agir seulement ici de parcourir un livre d’images – images souvent crues, laides ou choquantes de ces corps suppliciés, convulsés, impudiques. Il ne peut s’agir seulement de décrire une à une ces figures historiques. L’essai est traversé par une seconde dimension, verticale cette fois, que l’on pourrait appeler « critique », en ce qu’elle cherche à retrouver une condition des phénomènes historiques. Car l’absence apparente d’une vérité du corps chez Foucault ne laisse pas d’interroger la permanence de la chose, qui se révèle dotée de propriétés remarquables comme celle de résister. Corps de l’hystérique ou du possédé qui retourne contre elles les ruses du pouvoir, corps du philosophe cynique qui se veut le théâtre d’une vérité scandaleuse : tous ces corps semblent témoigner des mêmes intensités, des mêmes forces centrifuges. « Sans présupposer aucun fond substantiel, les seuls jeux historiques des corps font voir [leurs] capacités d’insoumission » (p. 119). Affirmation juste, forte, mais aussitôt périlleuse, car l’observation fréquente d’un phénomène ne permet-elle pas d’inférer quelque lien de cause à effet – « un antécédent constant » diraient les empiristes ? Pourquoi faut-il donc se donner tant de mal pour affirmer que le corps n’est pas par essence résistant ? Qu’y aurait-il d’aussi grave à cela ? Foucault ne s’est-il pas d’ailleurs risqué à le dire ?

En deux endroits de l’essai, la dimension critique interroge ainsi la prudence descriptive dans laquelle l’œuvre foucaldienne semble par moment se réfugier. Le défilé des figures historiques du corps s’interrompt soudain et une possibilité émerge à la verticale de l’archive. C’est tout d’abord autour du grand article sur Nietzsche, Nietzsche, la généalogie, l’histoire (1971), qu’apparaît la nécessité d’abandonner la seule description de surface, celle de « [l’]histoire des discours scientifiques sur le corps » (p. 33), et de prendre position par rapport à l’histoire. Dans cet article, Foucault fait du corps rien moins que « l’ossature théorico-pratique de l’histoire » (p. 35). Ce qui revient à faire des opérations propres au corps un principe d’intelligibilité des productions de l’esprit et des aventures humaines. Le deuxième lieu où apparaît cette dimension critique est la fin de La Volonté de savoir (1976), où s’affirme un pouvoir originel des corps, « une puissance ontologique souterraine et vivace » (p. 68), celle qui constituerait à faire jouer les plaisirs contre le désir. « Spinozisme secret » ? Ce qui est d’abord formulé par Arianna Sforzini comme une hypothèse osée, dans le contexte des critiques adressées par Judith Butler à Foucault (p. 68), devient soudainement, à l’avant-dernière page du livre, une affirmation : « Spinozisme de Foucault » (p. 152). C’est dit. Depuis Toni Negri, une lignée d’interprétations de Foucault a trouvé dans le vitalisme le remède à un historicisme jugé politiquement désespérant et ontologiquement déficient. Si Arianna Sforzini n’élude aucune des questions posées par ces interprétations vitalistes, si elle les reprend en partie à son compte, c’est pour les emmener finalement sur une autre scène qui n’est plus celle d’une philosophie particulière – qui serait nietzschéenne, spinoziste ou deleuzienne –, mais celle d’un théâtre. Les capacités de résistance du corps sont d’abord des capacités de « travestissements » (p. 152). Puissances du simulacre : c’est dans le vocabulaire final du drame (théâtral) que semblent se nouer sans se contredire les dimensions critique et descriptive. Le corps chez Foucault, c’est l’avant-scène où la vérité sans cesse se représente, se rejoue et parfois se déjoue.



[1] Michel Foucault présente Herculine Barbin dite Alexina B, suivi de Un scandale au couvent d’Oscar Panizza, postface d’Éric Fassin, Gallimard, Paris 2014.

 
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