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Philippe Sabot Le courage de la liberté Recensione di Daniele Lorenzini, Éthique et politique de soi. Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Vrin, Paris 2015 (288 p.) L’ouvrage de Daniele Lorenzini constitue sans conteste une contribution forte et originale aux études foucaldiennes en France, même s’il est évident que l’ambition de cet ouvrage va bien au-delà d’une exégèse scrupuleuse de la pensée de Michel Foucault. Les lectures que D. Lorenzini propose tout au long de sa démonstration de différents dits ou écrits de Foucault sont toujours très informées et témoignent d’une connaissance approfondie et sûre du corpus foucaldien. Il est ainsi possible de mentionner, sans nullement prétendre à l’exhaustivité, les analyses très fines qui sont proposées de textes particuliers comme « La philosophie analytique de la politique », « La vie des hommes infâmes », « Qu’est-ce que la critique ? », ou encore de certaines leçons de Sécurité, territoire, population, de L’herméneutique du sujet ou du Courage de la vérité. Mais on s’aperçoit bien vite que l’enjeu du livre de D. Lorenzini déborde celui de la seule fidélité aux propos et à la pensée de Foucault. C’est ce dont témoigne d’ailleurs clairement le sous-titre donné au livre : « Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire ». On peut appréhender à partir de ce sous-titre le double enjeu de l’entreprise conduite par D. Lorenzini dans son ouvrage. Tout d’abord, il s’agit bien d’organiser une confrontation inédite entre la pensée de Foucault et celles de Pierre Hadot et de Stanley Cavell, sans chercher à effacer les ruptures au profit des continuités, mais en prenant plutôt la mesure de ce qui, philosophiquement, assure la convergence de ces trois penseurs (dans la deuxième partie, consacrée aux « Techniques de l’ordinaire ») comme de ce qui, manifestement, décide de leurs divergences (dans la troisième partie : « Esthétique de l’existence, stoïcisme universel ou perfectionnisme moral ? »). Une telle confrontation permet déjà de cerner l’originalité du propos. En effet, comme le souligne d’emblée D. Lorenzini, les points de contact entre Hadot et Foucault ne manquent pas et ces deux penseurs ont pu entretenir une relation d’échange (à distance, et souvent critique) au sujet de l’interprétation d’un corpus commun, relevant de la philosophie antique. Pourtant, Foucault n’a pas eu connaissance des thèses de Cavell sur le perfectionnisme moral ni des remarques que ce dernier a pu faire sur le développement de son « éthique » ou sur celle déployée par Hadot dans ses derniers travaux. On pourrait dire alors que c’est à la condition de maintenir l’hétérogénéité des trois auteurs étudiés que peut apparaître l’intérêt proprement philosophique de leur confrontation. En mettant l’accent sur « les différences et les tensions qui existent entre les options éthico-politiques de Foucault, Hadot et Cavell », il s’agit en effet surtout de « mettre en relief le rôle explicitement critique (à la fois envers soi-même, envers les autres et aussi envers la réalité socio-politique) que les techniques de l’ordinaire sont appelées à jouer au sein d’une philosophie analytique de la politique » (p. 12). Nous voyons apparaître ici le second enjeu majeur de l’ouvrage de D. Lorenzini. Celui-ci tient non seulement à la méthode qu’il privilégie (mettre en dialogue des pensées hétérogènes), mais également à l’axe thématique qui constitue le fil rouge de son argumentation et qui concerne ces « techniques de l’ordinaire » telles que la deuxième partie les décline comme techniques de l’attention, de la pensée, de la parole, du corps, du refus et de l’altérité. Pourquoi insister sur de telles techniques ? Et pourquoi faudrait-il y recourir ? Le point de départ des analyses que D. Lorenzini propose à ce sujet se trouve chez Foucault, et plus particulièrement dans la révision que celui-ci opère à partir des années 1970 des grands thèmes du pouvoir et de la liberté au nom d’une « philosophie analytique de la politique » consistant précisément à analyser le pouvoir dans son exercice concret et quotidien et dans la dimension relationnelle qu’il entretient avec des « pratiques de liberté » où émergent des possibilités de résistance ou de luttes. En reprenant, dans la première partie de son livre (« De la politique à l’éthique et retour »), le fil des interrogations foucaldiennes concernant la nature du pouvoir et les relations entre sujet, pouvoir et résistance, D. Lorenzini peut ainsi souligner que, si les relations de pouvoir sont actives au niveau immanent de la vie quotidienne et qu’elles façonnent ainsi l’ordinaire de nos vies, c’est également depuis cet ordinaire que peuvent et doivent être mises en œuvre des pratiques de liberté qui organisent la réversibilité de ces relations de pouvoir et introduisent la perspective de contre-conduites relevant de la dimension d’une « attitude critique ». C’est notamment à partir du thème de la gouvernementalité (élaboré par Foucault dans différents textes et cours de la fin des années 1970) que se nouent ces deux versants de la « microphysique du pouvoir », articulant les modalités d’une conduite des individus et celles d’une conduite de soi par soi. C’est sous couvert de cette articulation que peut se faire jour, dans l’immanence des conduites et des contre-conduites, la perspective d’une « déstabilisation “apparemment sans fin” des relations de pouvoir » (p. 30). D. Lorenzini rappelle alors avec force comment cette déstabilisation comporte un enjeu à la fois éthique et politique. Ainsi, les questions : « Jusqu’à quel point faut-il se laisser gouverner ? Y a-t-il une limite au gouvernement de nos vies quotidiennes au-delà de laquelle on devrait se refuser d’aller ? » (p. 77), ouvrent la voie à une analyse non seulement des modalités d’exercice du pouvoir, mais également des formes de subjectivation qui les rendent possibles et qui dessinent les contours de leur possible transformation. La thèse défendue par D. Lorenzini tout au long de son ouvrage tient alors dans cette idée que la dimension éthique du rapport à soi, aux autres et au monde qui nous entoure reçoit une portée politique dès lors qu’elle permet de penser et de mettre en pratique les conditions d’une « transfiguration de notre manière d’être et de vivre » (p. 79). Plutôt que de maintenir l’une en dehors de l’autre l’éthique et la politique, il convient de les nouer l’une à l’autre et même de considérer la manière de vivre et de se rapporter à soi et aux autres comme un levier fondamental pour penser aussi bien la nature des rapports de pouvoir (la relation entre être gouverné et se gouverner soi-même) que sa critique, dans la forme d’une résistance à ce qu’on voudrait faire de nous, d’une désobéissance à ce qu’on voudrait que nous fassions. Ainsi, selon D. Lorenzini, si l’analyse des figures politiques de la gouvernementalité fait apparaître « la vie ordinaire des êtres humains en tant qu’elle est prise dans les mailles du pouvoir et forgée par elles, l’éthique en est le véritable “revers” et le complément nécessaire, son objectif étant de transformer cet ordinaire “assujetti” en un lieu de création de possibilités de se subjectiver autrement, donc de résister » (p. 80). En un sens, les « techniques de l’ordinaire » et leurs différents plans d’effectivité correspondent bien à cet objectif et elles sont précisément étudiées en tant qu’elles inscrivent dans le « réel » un rapport pratique à soi, aux autres et au monde qui vise leur transformation, à travers la transformation de nos manières de vivre et, par là, de ce que nous sommes, pensons, faisons à chaque instant de notre vie quotidienne. En identifiant de cette façon une sorte de priorité de l’éthique, qui n’exclut nullement la politique mais au contraire l’implique depuis l’immanence des pratiques ordinaires, D. Lorenzini rejoint clairement les préoccupations de Foucault et d’Hadot qui s’attachent tous deux, avec des inflexions différentes, à réactiver la vocation pratique de la philosophie antique, enracinée dans la manière de vivre des individus et étroitement liée à la visée d’une transformation de soi. Mais il éclaire également de telles préoccupations à la lumière des préceptes cavelliens d’une pensée de l’ordinaire qui en réactualise les enjeux en les portant au point de contact d’une éthique et d’une politique de soi. De ce point de vue, l’étude des différentes techniques de l’ordinaire se déploie selon une certaine logique : à partir d’une nécessaire conversion à l’ordinaire de nos vies (avec l’attention qu’il convient d’y porter pour mettre au jour l’ordre des choses qui y est à la fois visible et caché), cette étude conduit à la prise en compte de ce qui, dans cet ordinaire même et dans les modes de capture qu’en propose le pouvoir, peut devenir intolérable et peut conduire au refus et à la lutte contre les conventions sociales – jusqu’à la « désobéissance civile » thématisée par Thoreau. La vie cynique, qui porte selon Foucault la revendication d’une société et d’un monde différents, et la « critique du conformisme au nom d’une revendication de la valeur de l’individualité » (p. 196), telle qu’elle est notamment envisagée dans le perfectionnisme émersonien, se répondent ainsi à travers l’histoire et se font ensemble l’écho d’une question proprement éthique (« Comment dois-je vivre ? »), mais dont les enjeux sont clairement politiques et critiques : « Désirez-vous véritablement la vie que vous êtes en train de mener ? » (S. Cavell, Philosophie des salles obscures, cité p. 199). Le grand mérite de l’ouvrage de D. Lorenzini est ainsi de souligner que la communauté de pensée qui rend possible la confrontation des trois figures majeures de la pensée contemporaine que sont Foucault, Hadot et Cavell, s’organise à partir des deux enjeux matriciels d’une éthique qui serait aussi une politique de soi : d’une part, la conversion du regard et de l’attention à l’ordinaire de nos vies et, d’autre part, une exigence critique à l’égard de cet ordinaire. Ce dernier est en effet, à la fois, l’élément d’une mise en ordre de ces vies ou d’un rappel à l’ordre des individus, et la ressource pratique d’une transformation de soi impliquant la modification sensible de son rapport aux autres et aux réalités socio-politiques. L’ordinaire ne renvoie donc pas à une dimension figée de notre existence, sur laquelle il serait vain de vouloir assurer une quelconque prise. Il s’agit plutôt du milieu mobile, instable, où s’élabore la dimension critique d’un rapport à soi qui est susceptible de remettre en question, donc d’interroger ou même de refuser, les modalités de l’obéissance et de l’être-gouverné. Les techniques de l’ordinaire sont ainsi des techniques ordinaires, inscrites dans la vie de tous les jours des individus et puisant dans ces manières de vivre au quotidien leur propre matière. Mais ce sont aussi des techniques qui visent et permettent la transfiguration de l’ordinaire, empêchant qu’il n’enferme les individus dans le piège du conformisme, dans l’adhésion aveugle aux normes dominantes (qui passent alors pour « normales » ou naturelles). L’effort dont témoignent l’ensemble des techniques de l’ordinaire qu’évoque D. Lorenzini caractérise en propre ce que Foucault définit comme une « attitude critique », c’est-à-dire une activité continue de dénaturalisation qui suppose un véritable travail sur soi, sur ses représentations, ses manières d’être et de parler. Il ne suffit pas de faire comme si l’on pouvait s’extraire du quotidien pour le maîtriser et s’émanciper des ordonnancements insidieux qu’il impose à nos vies : « L’arrachement au quotidien […] n’a pas la forme d’un simple refus, mais plutôt celle d’une prise en charge critique, où la manière (ordinaire) que l’on a de vivre est assumée comme l’objet d’un travail de transfiguration » (p. 81). La question n’est donc pas d’accepter ou de rejeter le quotidien ; elle est d’y travailler, d’en faire la matière d’un travail sur soi qui ne peut être qu’un travail sur la matière même du monde tel qu’il est et tel qu’on peut espérer le transformer pour le rendre meilleur (pour soi et pour les autres). Il serait sans doute intéressant de cerner plus précisément cette capacité critique du sujet, en se demandant notamment si elle renvoie à une forme d’autodétermination (le sujet tirerait de lui-même la force de se changer ou de changer le monde autour de lui) ou plutôt à la confrontation du sujet à des événements ou à des conditions de vie indignes ou intolérables qui le poussent à agir en vue de changer les choses, de rendre le monde à nouveau ou davantage tolérable pour lui comme pour les autres. Cette question difficile engage au fond à nouveau le rapport de l’éthique à la politique qui forme le cœur des réflexions de D. Lorenzini. Dans le chapitre final de son livre (« Voix, parrêsia, dissensus »), on trouve en effet une analyse très intéressante du passage du « je » au « nous » ou, si l’on veut, de la dimension d’un rapport de soi à soi qui donne le sens premier de l’élaboration éthique, à celle d’un rapport au monde (politique et social) qui déborde la seule implication individuelle dans sa transformation. Or, en confrontant les analyses foucaldiennes du cynisme ancien et les perspectives ouvertes par le perfectionnisme moral cavellien, D. Lorenzini en arrive à la conclusion suivante : il ne faut pas penser que l’éthique du rapport à soi précède l’action proprement politique, de nature collective, portant sur les structures du monde social, mais il y a plutôt « co-implication » de ces deux dimensions (p. 258). Cela signifie que notre vie individuelle elle-même n’est pas soustraite aux déterminations de la réalité politique existante et que le travail qu’il y a à faire sur soi implique immédiatement un travail sur « une série d’aspects particuliers de notre vie démocratique », « en vue de les changer, de les transformer, de les transfigurer – parce que la société, et la démocratie, telles qu’elles se trouvent être sont et seront toujours un pas en arrière de ce que l’on souhaiterait qu’elles deviennent » (p. 258). Ainsi le détour par la tradition perfectionniste permet-il d’éclairer d’un jour nouveau la « mission » du cynique telle que Foucault la définit dans les dernières leçons du Courage de la vérité. Cet éclairage met notamment en lumière le caractère « hyperbolique » (p. 263) de la désobéissance aux règles communes dont fait preuve le cynique : il ne s’agit pas pour lui de parler pour les autres ni d’avancer positivement vers la création d’une communauté politique renouvelée. Il s’agit plutôt de lutter contre lui-même et contre cet ordinaire des croyances, des représentations et des conventions qui forgent nos vies et nos manières d’être (pour nous-mêmes et avec les autres). Cette lutte constitue en quelque sorte un repli stratégique en vue d’une bataille radicale à mener contre soi. Et le fondement de cette lutte est politique, puisqu’elle concerne l’ordinaire de nos vies, ces vies mises en ordre par la morale et la société. C’est de cette façon que la voix cynique, comme voix indissolublement éthique et politique, trouve un écho lointain dans les formes contemporaines de la désobéissance civile qui en rejouent en quelque sorte la partition, mais dans la dimension collective d’une prise en charge critique du « politique » et d’une transformation en profondeur des conditions mêmes de la vie démocratique. À ce compte, on peut penser que la pratique de la désobéissance civile constitue l’une des figures possibles de ce « cynisme transhistorique » évoqué par Foucault dans Le courage de la vérité (p. 257). Telle est l’hypothèse finale de l’ouvrage qui ouvre par conséquent la pensée de Foucault sur son propre devenir en la mettant sérieusement en débat avec elle-même et avec d’autres traditions de pensée. D. Lorenzini fait le pari que cette pensée, attachée de part en part à la dimension de la critique, peut continuer à nous parler, à nous être intelligible, à condition toutefois de la faire dialoguer avec notre époque, qui n’est certes plus celle de Foucault mais où la voix de Foucault porte encore, pour peu qu’on veuille bien y prêter attention. |