Thierry Gutknecht Réponse de l'auteur à G. Brie, compte rendu de Actualité de Foucault. Une problématisation du travail social, 2016 [voir le compte rendu par G. Brie] Le compte-rendu de Guillaume Brie se centre sur les deux énoncés suivants : (1) Montrer la complexité d’un champ de pratiques n’est pas synonyme de problématisation de ce même champ et (2) Il y a impossibilité à être dedans et dehors d’un champ de pratiques lorsque l’on cherche à le problématiser – autrement dit, un acteur ne peut problématiser son propre champ de pratiques et ne peut donc en faire une critique politiquement forte. Guillaume Brie entend en quelque sorte montrer la pertinence de ces deux énoncés à partir de sa lecture de l’ouvrage Actualité de Foucault. Une problématisation du travail social (AF). En effet, nous nous serions limités dans cet ouvrage à montrer la complexité du travail social, confondant complexité et problématisation, et en nous empêtrant dans une série de typologies. Dans le même temps, le fait d’être dedans – autrement dit, praticien – nous empêcherait de sortir du cadre et de proposer une analyse suffisamment extérieure, forte et politique de cet intérieur dans lequel nous sommes situés ; et donc aussi, même si Guillaume Brie ne l’affirme pas explicitement, de participer à une analyse lucide de la société. Notre réponse ci-dessous consiste dans un premier temps à aborder cette question de la complexité et de la problématisation du travail social, et la manière dont différentes problématisations se déploient dans l’ouvrage à partir de la pensée de Foucault ; puis, dans un second temps, à interroger cette affirmation de l’impossibilité à être dedans et dehors, pour reprendre le titre du compte-rendu de Guillaume Brie. De la complexité du champ du travail social et de l’importance de le problématiser Choisir d’aborder un champ de pratiques, en l’occurrence du travail social, à partir de certains concepts de Foucault permet non seulement de montrer la complexité dudit champ, mais doit surtout faire émerger différentes problématisations. Nous pourrions parler de problématisations locales à partir de concepts, qui peuvent ensuite donner lieu à des prolongements et à des problématisations plus globales à partir de cette même pensée de Foucault, mais aussi à partir d’autres penseurs. Chacune de ces problématisations permet cependant de montrer d’une manière spécifique en quoi le travail social pose effectivement problème et nécessite une « critique externe » impliquant que la société soit interrogée sur le fond. Ceci vaut d’autant plus que le nombre de situations-limites sur lesquelles interviennent les professionnels du travail social ne diminue pas, voire augmente et que ce champ est lui-même en expansion – ce qui doit effectivement être présenté comme un problème d’un point de vue du fonctionnement de la société (222). Nous nous limitons ici à quelques exemples d’analyses critiques que l’on peut trouver dans l’ouvrage AF et qui sont à nos yeux autant de manière de mettre le doigt sur les problèmes que posent le travail social et ses différents dispositifs. Ces exemples renvoient chacun à différents concepts de Foucault. Tout d’abord, l’analyse par le pouvoir met entre autres en avant le fait que les personnes auprès desquelles les professionnels interviennent sont caractérisées par un certain capital culturel, économique, linguistique ou citoyen et sont inscrites dans un contexte qui font que la possibilité qu’elles ont d’exercer leur liberté et plus concrètement de choisir certains aspects de leur existence – travail, logement, activité, rémunération, etc. – sont relativement faibles en comparaison à d’autres catégories de la population. En d’autres termes, leurs possibilités d’agir sur leur propre existence ainsi que sur les actions des autres semblent inversement proportionnelles à l’influence qu’autrui peut avoir sur elles (73). La considération d’un tel aspect montre les limites de l’action du travailleur social dans son face-à-face avec l’usager et son inscription dans un cadre défini et limité. Ceci relève l’importance de mener parallèlement une interpellation du politique et de la société, et une critique du social qui évite au final que de telles inégalités existent et nécessitent l’intervention du professionnel. Le concept de normes donne également lieu à une problématisation spécifique. Le travail social vient en quelque sorte confirmer, voire légitimer certaines normes en vigueur dans la société – normes d’autonomie, de participation à la vie sociale, d’activité professionnelle notamment – en montrant leur validité et leur applicabilité jusqu’aux points les plus fragiles de la société, permettant ainsi leur confirmation et leur reproduction au sein de l’ensemble de la collectivité (94). L’autonomie est un exemple symptomatique, la personne dans l’incapacité de se produire positivement n’ayant pour raison de son échec qu’elle-même, menée en certains cas à se tourner vers des travailleurs sociaux dont l’activité est elle-même structurée par une logique de l’aide individualisée, de l’autonomisation et de la responsabilisation. Il y aurait là une sorte de cercle de l’autonomie qui trouve sa fermeture dans l’exigence faite à certains individus de réintégrer la société par cette même injonction qui les a menés dans sa marge. A nouveau, l’enjeu du travail social se situe dans les outils qu’il permet à la personne d’acquérir pour répondre à cette injonction, mais aussi dans son aptitude en tant que champ de pratiques à interroger cette logique sociétale (95 ; voir également 88-89, autour d’une assistance publique à comprendre comme reproduction de l’ordre social dominant). Pour ce qui est du concept de contrôle, Bouquet parle d’un « contrôle social contraignant » et du problème posé par une pratique de contrôle d’autant plus serrée que les personnes sont défavorisées. L’exemple des jeunes dotés de ressources limitées (scolaires, économiques, culturelles, etc.) est symptomatique d’un tel état de fait, ceux-ci étant souvent appelés à développer des projets "réalistes et réalisables" très tôt dans leur trajectoire (103, référence à Bonvin, Dif-Pradalier et Rosenstein). Ici également, il est essentiel de ne pas occulter le fait que de telles entreprises de « contrôle social contraignant » se réalisent dans un cadre sociétal bien défini, aujourd’hui sous tension, et donc que de telles situations-limites demandent à être pensées dans leur émergence au sein de ce cadre (105). Plus largement, le dispositif d’aide sociale comme tel pose problème, à partir de ces notions de contrôle social, de pouvoir et de normes. En effet, une lecture à partir de Foucault permet de le saisir comme un système de gestion des problèmes sociaux et d’individualisation, articulé autour d’un certain nombre de concepts centraux - projet, autonomie, responsabilisation, participation, etc. - et dont la visée consiste en une conformité du demandeur avec les attentes de l’institution et de la société ainsi qu’en une activation des capacités productives et économiques des bénéficiaires par l’offre d’opportunités professionnelles conformes aux besoins de l’économie (103-104). Mais aussi, il y a au sujet de ce même dispositif d’aide sociale une autre difficulté, liée à la thématique de la protection et de la sécurité (166). On peut en effet relever depuis plusieurs années le développement et l’amplification de deux outils – le premier, de détections des abus de prestations sociale et le second, de protection contre la violence envers les professionnels. Ces deux outils renvoient à un enjeu central non seulement dans le travail social mais plus largement dans la société. L’abus de prestations et la violence physique sont reliés à une thématique particulièrement sensible, celle de la protection – matérielle pour le premier outil, physique pour le second. Ils ont donc tous deux une forte portée symbolique. De ce point de vue, ces deux systèmes de protection institutionnalisés pourraient bien rendre flou voire biaiser la perception et l’appréciation par le public du risque de tels actes en avalisant en quelque sorte une dangerosité présumée. Autrement dit, de par la catégorisation qu’ils instituent – l’assisté abuseur de prestations et l’assisté violent – et leur intégration dans un réseau complexe de dispositifs et de catégorisations plus largement en vigueur dans la société – le requérant d’asile profiteur, l’étranger fainéant, le mendiant menteur, le jeune violent, le délinquant sexuel incurable, etc. –, ces deux systèmes participeraient d’un processus de fixation et d’amplification de la perception de la dangerosité au sein de la collectivité. Une telle fixation autour d’une dangerosité présentée comme particulièrement actuelle, sans cependant être nécessairement avérée, instaure une survisibilité de certains événements, processus ou caractéristiques au sein d’un champ de pratiques tout en laissant possiblement d’autres dans l’ombre. L’enjeu pour le travail social consiste ici encore à rendre visible ce qu’il juge significatif d’être rendu public tout en s’inscrivant avec d’autres champs dans une recherche de compréhension et de critiques globale de la réalité d’une collectivité (166-167). Par ailleurs, l’expansion et la technicisation du travail social peuvent également s’avérer problématiques dans le sens où les situations auxquelles sont confrontés les travailleurs sociaux renvoient à des facteurs socio-économiques, culturels, linguistiques ou de genre, lesquels demandent pour partie à être reliés avec le parcours et l’histoire des personnes aidées. De là découle la centralité d’une montée en généralité systématique des différents parcours des usagers, afin de tracer des lignes de problématisation et de rendre compte d’expériences-limites collectives pour en éviter les répétitions. Autrement dit, à l’expansion et à la technicisation en cours du travail social doit être jointe une montée en généralité, mais aussi en politique, significative de ce champ, de façon à s’inscrire dans une dynamique de changement sociétal à partir des vécus-limites d’une partie de la population (201-203). Ces différentes problématisations exigent des pas supplémentaire et un élargissement du regard afin de saisir et de problématiser de manière plus générale le dispositif du travail social dans sa fonction au sein de la société (172-178). Les concepts foucaldiens de biopolitique et de gouvernementalité fournissent à ce titre des pistes de réflexion intéressantes. Nous nous limitons ici à quatre hypothèses qu’il s’agirait de développer autour d’un travail social relié de manière problématique avec le fonctionnement de la société. Première hypothèse, celle d’un travail social partie prenante d’une société fondée sur le bien-être matériel et l’économie de marché, mais qui fait l’impasse sur une interrogation de fond de la logique sociétale en cours dont il recueille dans sa pratique certains des excès. Deuxième hypothèse, la recrudescence en son sein de dispositifs d’écoute et de traitement de la souffrance qui prennent le pas sur une approche davantage axée sur la situation globale de l’individu. Troisième hypothèse, celle d’une gouvernementalité du travail social qui s’appuie sur les principes de responsabilité, de contre-prestation, d’autonomie et de prévention, cherchant à réduire les coûts ainsi qu’un équilibre dans sa manière de gouverner – gouverner suffisamment mais pas trop, sans trop de coûts financiers mais aussi humains, sociaux, etc. –, cela avec le risque de se retrouver en déséquilibre avec ses propres valeurs et principes. Enfin, quatrième hypothèse, l’existence au sein du travail social d’une tension entre liberté et sécurité, notamment de par l’instauration de dispositifs relatifs au contrôle des abus, de la violence et des contre-prestations qui doivent permettre l’exercice de la liberté des individus dans un environnement suffisamment assuré et fonctionnel; ici également avec une ambiguïté pour ce qui est du risque de cristallisation du regard de la collectivité sur certains de ses membres. Ces différentes problématisations sont politisées, du fait même qu’elles interrogent le travail social dans son fonctionnement propre, dans les réponses qu’il donne et dans sa participation au fonctionnement et à la reproduction de la société. Ces problématisations, par le pouvoir, par le contrôle, par la norme, etc., montrent la fécondité d’une pensée développée dans les années 60 à 80. Mais surtout, elles doivent mener autant le travail social que les travailleurs sociaux dans leur individualité vers une dimension critique du fonctionnement de la société et du cadre dans lequel ils agissent. Dit autrement, ces problématisations posent la question essentielle du type de changement social auquel les professionnels aspirent et du rôle qu’ils entendent jouer à ce sujet (199). Le changement social peut en effet être compris en tant que simple prévention d’une aggravation de la situation d’une personne ou sa répétition (par une aide matérielle minimale, par exemple) mais aussi, plus fondamentalement, comme une action dont l’objectif est d’agir sur certains fonctionnements et dynamiques générales de la société identifiés pour leur rôle dans l’émergence d’événements dommageables pour une partie de la population (199-200). Il est alors essentiel, et c’est là un élément central de notre ouvrage, d’ancrer le changement social dans sa dimension politique, de manière à éviter autant que possible des situations-limites, de les précéder en quelque sorte (199), et donc d’éviter que le travail social ait à intervenir (219-236). Nous pouvons par ailleurs relever trois raisons liées à la pratique du travailleur social dans un dispositif d’aide sociale qui viennent soutenir l’importance de limiter au maximum l’émergence de situations sur lesquelles il a à intervenir et donc de tirer au maximum cette questions du type de changement social (224-226) : (1) L’intervention sociale implique de faire d’une pratique qui devrait demeurer exceptionnelle – consistant en un droit de regard et de savoir dans l’existence d’autrui et son déroulement, familial et professionnel notamment – une règle de travail. Autrement dit, le professionnel doit faire d’une exception une règle, ce qui renvoie à l’importance d’une prévention qui permettrait d’éviter au maximum l’apparition de telles situations et de telles interventions dans le champ privé des individus ; (2) une partie du savoir établi et développé par le travail social existe du fait même de l’existence de situations-limites (exemples quasi paradigmatiques : le savoir autour des jeunes adultes en difficulté et la typologisation autour des bénéficiaires de l’aide sociale (133-135) ; (3) l’affirmation d’une efficacité moindre du travail social comparée à d’autres niveaux d’intervention donne lieu à la nécessité de privilégier davantage encore des formes préventives prenant pour objet les facteurs financiers, socio-économiques, culturels ou encore liés à la formation qui, en plus d’une efficacité accrue, permettent une réduction des situations nécessitant une intervention de professionnels dans le quotidien des personnes. Ce sont trois problématisations locales (entrer dans le quotidien des gens, fabriquer un savoir du simple fait de l’existence de situations-limites, une efficacité moindre du travail social comparée à d’autres types d’interventions) qui obligent à poser ici encore cette question du fonctionnement de la société. Travail social en milieu carcéral et probation, « compétences sociales » et reproduction de l’ordre social – trois précisions L’exemple du travail social en milieu carcéral et en probation, privilégié par Guillaume Brie dans son compte-rendu, montre bien l’importance pour le professionnel de ne pas se limiter à un engagement qui aurait pour objectif unique de pouvoir intervenir avec ses outils spécifiques – objectif légitime mais insuffisant –, mais d’interroger dans le même temps le cadre dans lequel il intervient. Ceci fait écho à Lambelet dans son identification d’un glissement concernant le domaine de la probation qui aurait mené à une remise en question des modes d’intervention des travailleurs sociaux des services de probation concomitant à la montée en puissance au sein de la société de l’impératif de maîtrise du risque (63). Plus encore que pour d’autres champs de l’action sociale, nous voyons ici la nécessité pour le professionnel d’une attitude suffisamment critique sur la manière dont les problèmes sociaux sont abordés et travaillés par la collectivité et sur les modes d’action des professionnels – rendant à nouveau frais le problème déjà ancien d’un travail social compris et appliqué comme « gestion des problèmes sociaux » (229-230). Cet exemple du travail social en milieu carcéral et en probation permet de préciser trois dimensions de l’agir du professionnel, dont l’articulation est particulièrement sensible: premièrement, s’engager pour pouvoir exercer ses propres modalités d’intervention, et en refuser d’autres ; puis, chercher à permettre à l’usager qui lui fait face, dans un cadre établi et donc limitatif, d’augmenter son pouvoir d’agir sur son environnement et sa qualité de vie; et, troisièmement, assumer une critique du cadre dans lequel il s’inscrit, par exemple par un processus de déprise sur lequel nous reviendrons (également, par le biais de ce que nous appelons une désobéissance critique, 213-215). Par ailleurs, la lecture que donne Guillaume Brie de l’ouvrage AF nous semble illustrée par ce qu’il nomme les « compétences sociales ». Notre ouvrage aborderait celles-ci en soutenant leur développement, alors même que comme l’écrit Brie, elles posent problème. Il parle en effet de « compétences sociales » qui désignent tout autant le « domaine des comportements sociaux, que celui de l’affirmation de soi, la gestion des états émotionnels ou encore la résolution de problèmes relationnels et l’adaptation ». Brie ajoute que, « sur le plan politique, cela implique très clairement de renforcer la confiance de l’individu dans le système, de susciter son désir de se réinsérer dans le tissu social et professionnel en développant l’empathie, l’estime de soi, la prise de responsabilités et la capacité à réfléchir par soi-même ». Trois remarques à ce sujet. Tout d’abord, nous utilisons le terme de compétences, et non de compétences sociales, sans en donner par ailleurs de définition stricte. Ensuite, au sujet du bénéficiaire, nous l’utilisons au total à quatre reprises (quatre occurrences). Les deux premières concernent ce que nous appelons à la suite de Foucault « le savoir ordinaire des gens » - comme savoir qui doit être prolongé au niveau politique (195) et comme savoir qui doit pouvoir être développé « jusqu’à son application dans le cadre d’une activité et d’un pouvoir-agir significatifs pour l’acteur et la collectivité » (195-197). Puis, et ceci renvoie au passage évoqué par Brie, nous l’utilisons deux fois concernant l’enjeu autour de l’orientation d’une existence individuelle à partir d’un type de savoir spécifique du professionnel. Nous relevons à ce sujet que « l’application d’un savoir (du professionnel) parmi d’autres possibles dans ce champ de pratiques (approche systémique, cognitivo-comportementalisme, psychanalyse, etc.) se concrétise par des interventions spécifiques auprès des usagers, leur procure des opportunités d’activités et de développement de connaissances et de compétences, tout en en excluant d’autres. » (136). Nous voulons dans ce passage avant tout mettre le doigt sur l’enjeu et les effets sur les usagers du type de savoir du professionnel. Enfin, dernier point, nous rejoignons tout à fait Brie dans sa critique du registre psycho-managérial des « compétences sociales » et le risque du travail social de participer à un tel registre. Les deux problèmes que soulèvent Brie dans son passage autour des compétences sociales – reproduire le système et s’appuyer sur un registre psycho-managériale – sont énoncés dans l’ouvrage AF (voir les différentes problématisations ci-dessus ; également, 206-207, autour de Laval et Dardot et 174-175, concernant notre seconde hypothèse autour du travail social, de la médicalisation de la société et des analyses de Didier Fassin). Dès lors, affirmer comme le fait Guillaume Brie que nous ferions nôtre le développement de « compétences sociales » chez l’usager relève d’une intention de sa part d’adresser sa critique de celles-ci, à laquelle nous adhérons par ailleurs, à notre texte sans considération suffisante de ce dernier. Un autre exemple significatif de la lecture de Guillaume Brie est son commentaire du passage de la page 88 de l’ouvrage AF. La lecture qu’il en fait tend à renverser notre propos en ne tenant pas compte du chapitre et plus précisément du paragraphe dans lequel se situe ce passage et où nous évoquons notamment que l’assistance apparaît de plus en plus comme « une machine à forger des comportements » (Tabin, Frauenfelder, Togni & Keller). A vrai dire, nous ne mettons pas l’accent sur le fait que, parallèlement à la reproduction de l’ordre social dominant, il y a apport en faveur du bénéficiaire (ou un apport supposément positif, selon Brie) – affirmation qui laisse insinuer que, du fait qu’il y a bénéfice, nous nous satisfaisons de cette reproduction. Nous relevons plutôt que, malgré un apport pour l’usager, il y a reproduction de l’ordre social, laquelle doit être gardée en tête et interrogée. Autrement dit, nous ne mettons pas sur un même niveau ces deux dimensions – aide au bénéficiaire et reproduction de l’ordre social. Au contraire, d’un point de vue politique, la critique de la reproduction de l’ordre social est première. Elle engage les acteurs du travail social dans un temps plus long de la critique, notamment afin de mettre sur le devant de la scène la question sociale. On voit pour le professionnel la nécessité de se nourrir d’autres perspectives qui viendraient enrichir la sienne, notamment afin d’éviter certains points aveugles dans lequel il serait lui-même pris. Nous parlons d’un agir politique du travailleur social, consistant en une interpellation du politique et de la société, ainsi qu’en une attitude critique sur la manière dont les problèmes sociaux sont construits par la collectivité, sur les modes d’action des professionnels du travail social, etc. (227-228). D’un point de vue de l’aide au bénéficiaire, cependant, c’est le fonctionnement au sein du cadre qui est premier, du simple fait que l’usager demande voire nécessite un soutien dans un temps court – une intervention du professionnel qui, encore une fois, n’est pas sans ambiguïté et sans poser problème, notamment du fait que celui-ci intervient en quelque sorte toujours trop tard (200) et avec des moyens insuffisants. Une problématisation d’un champ depuis son intérieur : une difficulté plutôt qu’une impossibilité épistémique ? De l’éventualité de l’intérêt à être dedans et dehors Nous l’avons mentionné en introduction, Guillaume Brie s’appuie sur les analyses de l’ouvrage AF afin de soutenir l’affirmation de l’impossibilité d’être dedans et dehors, autrement dit de problématiser suffisamment son propre champ de pratiques. Selon lui, nos analyses tournent en vase clos et demeurent à l’intérieur du cadre, pour reprendre ses propos. Plus encore, « les frontières sont brouillées au profit d’un discours qui fonctionne de l’intérieur » et qui « ne s’attaque pas au fonctionnement du système lui-même ». Il semble alors que le professionnel peut tout au plus faire jouer la déprise au sens de Foucault – celle-ci valant comme modalité politique de désubjectivation, comme forme de résistance au pouvoir et travail de liberté. Cette déprise permet d’« impulser un questionnement politique important », comme le relève justement Guillaume Brie dans l’exemple des conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation, qui désormais « ont été positionnés sur le volet sécuritaire et non plus sur le volet social ». Mais on en reste à la déprise, en quelque sorte – même s’il semble difficile d’imaginer être capable de faire preuve de déprise, donc d’une pensée et d’un agir critiques tout en restant dedans et donc dans l’impossibilité d’entreprendre une problématisation suffisamment forte et politique, aussi exigeant et difficile une telle entreprise soit-elle. Les exemples que nous avons fourni ci-dessus mènent à un scepticisme quant à l’affirmation d’une telle impossibilité à être dedans et dehors. Ils montrent non seulement des problématisations, mais aussi voire surtout des problématisations qui ont une dimension politique – puisqu’elles interrogent entre autres exemples la centralité de la norme de l’autonomie et de la responsabilité individuelle, le développement de dispositifs de sécurité, l’inégalité quant aux possibilités de choisir son propre parcours de vie, le contrôle contraignant exercé sur certains types de populations, l’absence d’une interrogation sur l’orientation de nos sociétés, le rôle problématique du dispositif d’aide sociale dans l’activation des capacités productives et économiques des bénéficiaires, etc. Ensuite, il y a bien sûr des conditions et des exigences pour la réalisation d’une problématisation d’un champ de pratiques, et le fait d’être dans ce que l’on veut étudier complique une telle entreprise à beaucoup de niveaux – outils, connaissances, temps, déprise, etc. Mais au-delà du fait qu’une telle démarche aboutit à différents types de problématisations, poser l’impossibilité d’une problématisation depuis un lieu sur ce même lieu est difficilement défendable. Il nous semble au contraire essentiel de se méfier d’états de dedans et de dehors que l’on présenterait comme figés. Non pas pour les nier ou les occulter, mais – pour ce qui est du professionnel – afin de chercher à se déplacer de l’endroit où il se situe – par une pensée critique, par un processus de déprise, par une démarche de recherche philosophique, par une démarche collective scientifique, etc. Bien entendu, le travailleur social qui engage une entreprise d’analyse critique devra toujours répondre de celui qui est en face de lui par une action concrète, ce que le chercheur professionnel n’a pas à assumer, permettant à ce dernier d’assurer cette tâche essentielle de gardien de la critique du dehors – quitte à risquer de se trouver être parfois trop en dehors ; et inversement, pour le professionnel, à être trop en dedans à force d’interventions. Notre réponse montre que, sauf à sélectionner des passages pour confirmer un énoncé posé par avance, il est incomplet d’affirmer que l’ouvrage AF se cantonne à une mise en avant de la complexité du champ de pratiques duquel son auteur fait partie, venant au passage quasiment à lui seul confirmer que tout acteur du dedans ne pourrait faire œuvre de problématisation de ce même dedans. Le lecteur de l’ouvrage se fera sa propre idée. Plus généralement, si l’on revient aux deux énoncés autour desquels tournent le compte-rendu de Guillaume Brie, il n’y a sans doute rien à redire au premier. En effet, la distinction problématisation-complexification va clairement de soi, tout en précisant que la mise en avant de la complexité d’un champ de pratiques est probablement une condition nécessaire de sa problématisation. Le second énoncé autour de l’impossibilité à être dedans et dehors gagne par contre à être saisi à titre d’hypothèse, laquelle permet de poser une difficulté essentielle qui est celle de penser du dedans ce même dedans, et les exigences qui s’en suivent. Il y a là un enjeu critique et sociétal que la position de Guillaume Brie saisie comme hypothèse a le mérite de poser. On voit d’ailleurs bien les raccourcis que prendrait celui qui en viendrait à affirmer une telle impossibilité à être dedans et dehors, plutôt que de l’envisager comme une hypothèse de travail. Car au-delà du fait que ce serait faire grand cas de notre ouvrage que de le présenter comme un cas singulier dont on tirerait quasiment une affirmation générale, il y a bien un paradoxe du postulat de cette impossibilité, rendant au final impossible pour tout individu de critiquer d’une manière suffisamment pertinente et lucide la société à laquelle il appartient.
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