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§4 Norme et structure, matérialisme transcendantal et signifiants quasi-transcendantaux. Je peux maintenant radicaliser mon hypothèse de départ : le matérialisme nominaliste tel que le décrit et le met en œuvre Stéphane Legrand ne devait-il pas rencontrer nécessairement la question du partage de l’historique et du transcendantal ? Je trouverais de cela un indice de confirmation dans un autre texte célèbre, de Deleuze cette fois, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? »[1] ; sur cette voie, nouant tous les fils de notre réflexion, nous serons amené à comprendre comment et pourquoi penser la norme en terme de « signifiant » ne peut que renvoyer l’auteur de Surveiller et punir à sa période la plus « structuraliste » (celle, disons, de Les mots et les choses). Voyez en première approche l’extrait suivant du texte de Deleuze : ce qui s’y dit de la structure ne s’applique-t-il pas mot pour mot à la norme au sens de Foucault ? Réelle sans être actuelle, idéale sans être abstraite. […] Dégager la structure d’un domaine, c’est déterminer toute une virtualité de coexistences possibles qui préexistent aux êtres, aux objets et aux œuvres de ce domaine. Toute structure est une multiplicité de coexistences virtuelles […]. Reste que ce tout ne s’actualise pas comme tel. Ce qui s’actualise, ici et maintenant, ce sont tels rapports, tels valeurs de rapports, telle répartition de singularités ; d’autres s’actualiseront ailleurs ou en d’autres temps. La modalité de pensée « structuraliste », telle qu’elle essaime dans le champ de la philosophie et des sciences humaines durant les années soixante, dérive des recherches pionnières menées dans le domaine de la linguistique ; ce qui permet à Deleuze de noter d’emblée qu’« en vérité il n’y a de structure que de ce qui est langage » : on a là de quoi comprendre l’insistance de Stéphane Legrand à définir la norme en termes de « signifiant »[2]. Aussi risquera-t-on la thèse suivante : si la norme foucaldienne n’est effectivement ni actuelle ni idéale, si elle ne relève ni du réel ni de l’imaginaire, c’est qu’elle appartient, finalement, au registre du symbolique : elle n’est ni une figure, ni une forme, ni une essence, son sens se définit relationnellement et topologiquement, en fonction d’un espace proprement structural qu’elle détermine et dont elle est, aussi, fonction. On confirmerait cela en montrant – et on y reviendra – que la conception du sujet et de la temporalité qui s’induit du livre est largement superposable à l’analyse deleuzienne du structuralisme : celle-ci énonce par exemple que « le temps [structural] est toujours un temps d’actualisation, suivant lequel s’effectuent à des rythmes divers les éléments de coexistence structurel », ou encore que « le sujet est précisément l’instance qui suit la place vide ». Mais c’est avec ce dernier élément, ce « degré zéro » nécessaire à la pensée structurale, que nous sommes au plus près de prendre la mesure réelle du concept de « signifiant vide », essentiel à l’économie de Les normes chez Foucault. Toute structure est selon Deleuze ordonnée à un élément spécial, « éminemment symbolique », indifféremment nommé « case vide », « l’objet problématique » ou « objet = x » (qu’on pense au phallus lacanien ou au mana maussien relu par Lévi-Strauss), lequel, de ce qu’« il est toujours déplacé par rapport à lui-même », n’est rien d’autre que ce qui à la lettre fait fonctionner la structure, en ce qu’il y circule sans cesse pour rapporter l’une à l’autre les séries et les éléments qui la compose : Toute la structure est mue par ce Tiers originaire – mais aussi qui manque à sa propre origine. Distribuant les différences dans toute la structure, faisant varier les différentiels avec ses déplacements, l’objet=x constitue le différenciant de la différence elle-même. On peut penser que la norme chez Foucault, comme signifiant vide – laquelle se laisserait aisément définir en ces termes presque derridiens : « le différenciant de la différence elle-même » – assure pour le champ social dans son ensemble, du moins en régime disciplinaire, une fonction analogue. Nous en convaincra le fait que ce « lieu vide ou perforé qui permet à [un] ordre de s’articuler avec les autres » est aussi le lieu d’une difficulté – la particularité du remplissement dont il est l’objet en est le signe : car cette case vide est la seule place qui ne puisse être remplie, fût-ce par un élément symbolique. Elle doit garder la perfection de son vide pour se déplacer par rapport à soi-même, et pour circuler à travers les éléments et les variétés des rapports. Comparez avec ce qu’avance Stéphane Legrand en un passage d’une rare densité : […] un « signifiant commun de l’écart » […] permet l’articulation des systèmes hétérogènes dans des discours, et aussi bien la circulation cohérente des individus d’un point à l’autre de la conjoncture […] Cet élément vide, cette différence vide […] n’est en fait jamais vide, car elle est en permanence remplie par le fonctionnement du dispositif ; elle n’est pas non plus pleine, car la possibilité de la remplir avec des contenus divers est cela même qui donne du jeu au dispositif […] Et en même temps, il tend toujours à redevenir le signifiant vide de l’écart-comme-tel pour autant que les différents systèmes de référence qui le codent entrent en relation les uns avec les autres […] ce quelque chose n’est qu’un signifiant, articulant des régimes de signes (p. 150-151). Il n’est dès lors pas surprenant que Deleuze ajoute qu’en tant que la case ou la place vide est par définition première par rapport à l’élément qui vient la remplir, le structuralisme est toujours solidaire « d’un nouvel athéisme » ou, mieux, « d’un nouveau matérialisme » : tant il est vrai que rien ne sert de mettre l’homme à la place de Dieu si l’on ne modifie pas la place elle-même, seule chance de modifier la structure (ou le dispositif) dans son ensemble. Mais il est encore plus intéressant de constater que Deleuze, lorsqu’il interroge le cas particulier de Foucault, quand il décrit la guise singulière selon laquelle celui-ci explore l’ordre symbolique structural (l’enjeu de Les mots et les choses est alors le suivant : montrer que le travail, par exemple, ne qualifie pas empiriquement l’humain, qu’à l’inverse celui-ci sera réputé « travaillant » selon qu’il vienne jouer, par après-coup, le rôle du « travailleur » que lui prescrit le jeu réglé qu’au sein d’une structure historique donnée le « travail » entretient avec d’autres qualifications positionnelles possibles (le langage, le désir etc.)) ne peut manquer d’insister – dans un sens qui peut-être excède la pensée de Foucault elle-même – sur la question du partage de l’empirique et du transcendantal : Foucault peut proposer une nouvelle répartition de l’empirique et du transcendantal, ce dernier se trouvant défini par un ordre de places indépendamment de ceux qui les occupent empiriquement. Le structuralisme n’est pas séparable d’une philosophie transcendantale nouvelle, où les lieux l’emportent sur ce qui les remplit (je souligne). Une conclusion paraît d’elle-même s’imposer : que l’on pense dans les termes d’un espace où les places « sont premières par rapport aux choses » qui les remplissent (Deleuze) ou suivant une analyse de « fonctionnements premiers par rapport à ce qui fonctionne en tant que choses » (Legrand), l’attitude de pensée matérialiste (structuraliste ou fonctionnaliste) rencontre nécessairement, pour en proposer une articulation originale, la question du rapport de l’empirique et du transcendantal[3], du socio-historique et de l’a priori, du fait et de ce qui le précède et lui prescrit son mode d’effectuation. Il est temps désormais de se pencher précisément sur la solution que Les normes chez Foucault apporte, au moins en l’esquissant, à ce problème, c’est-à-dire sur la notion, deux fois mentionnées, de « signifiants quasi-transcendantaux ».
D’un côté, dans un passage stimulant consacré à la question du corps, Stéphane Legrand observe que, pour une formation historique donnée, certains signifiants – tels « chair » ou « sexe » – jouissent d’une position spéciale. En effet, si le corps est bien une « multiplicité impersonnelle » à la surface de laquelle affleure une forme-sujet historiquement déterminée, il faut encore que cette cristallisation provisoire de la multiplicité trouve son chiffre, son principe. Telle est la fonction, par exemple, du « sexe » durant la modernité, lequel vaut comme « principe de déchiffrement unique qui surcode [la multiplicité] ». De tels signifiants qui sont définis en tant que « quasi-transcendantaux » (p. 227). En vérité, ce que l’auteur cherche à qualifier de cette façon, ce sont des « signifiants et signifiés placés hors de la chaîne des énoncés en une position de transcendance fictive et servant à réguler les échanges entre régimes d’énoncés hétérogènes » ; et le quasi- tient à ceci que l’« exhaussement n’est qu’un effet modifiable de la conjoncture définie par l’affrontement des codes hétérogènes qu’il prétend régler et ramener à l’homogène » (p. 13). Codes sur codes, tout espace historique et social s’ordonnant au signifiant vide de la norme est traversé en plusieurs sens par une multiplicité de normes, elles-mêmes surcodées, au gré du lieu et du moment, par un signifiant en surplomb, dit « quasi-transcendantal ». Cependant, d’un autre côté, Stéphane Legrand se doit encore de rappeler la conception du temps historique qui était celle de Foucault[4] : on le sait, celui-ci caractérisait l’histoire comme « l’enveloppement de […] différents niveaux d’événementialité aux rythmes asynchrones » ou encore, dans ses mots mêmes, ici cité par l’auteur, « un enchevêtrement de discontinuités superposées », c’est-à-dire « une multiplicité de durées qui s’enchevêtrent et s’enveloppent les unes les autres » (p. 28). À ce point surgit une difficulté. En effet, tout se passe dès lors comme si le problème posé par le « signifiant vide » se trouvait non seulement redoublé mais encore, en un sens, assumé par ces « signifiants quasi-transcendantaux. Pour aller nettement à l’essentiel, je poserai la question suivante : ces signifiants « exhaussés » sont-ils à la fin réductibles ou irréductibles à la pluralité des discontinuités et des durées ? En fait, on peut supposer qu’encore une fois, c’est entièrement que ces signifiants surcodants varient avec l’histoire et le social (la chair est tout à fait hétérogène au sexe) mais qu’il reste nécessairement un « quelque chose » qui ne varie jamais : la forme même d’un quasi-transcendantal, du surcode, du signifiant de surplomb qui fonctionnerait du coup comme condition de possibilité, pour tel ou tel de ses segments, de l’expérience historique en général. Ce qui ferait, au bout du compte, deux conditions qui sont historiques au sens où c’est sous elles qu’il y a de l’histoire et du social, mais deux conditions qui, en tant que telles, ne varient pas avec eux : la norme comme forme vide de l’écart, je l’ai suggéré précédemment ; mais encore la norme des normes comme forme vide du surcodage. Deux conditions quasi-transcendantales. S’ensuit une dernière interrogation, qu’il faudra bien laisser en suspens : ces deux conditions seraient-elles le résidu (quasi)transcendantal auquel Foucault craignait d’être confronté, mais en deçà duquel il serait néanmoins impossible de régresser, sur lequel on achopperait nécessairement, au moins si l’on adopte comme clé de lecture de sa production le matérialisme fonctionnaliste – sous condition d’une théorie du signifiant – que privilégie Les normes chez Foucault ? [1] Sur ce qui suit, voir G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » [1967], in L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, Paris, Minuit, 2002, p. 238-269. [2] Foucault lui-même avait cependant soumis le concept de « signifiant » à la critique, cf. M. Foucault, L’ordre du discours [1971], Paris, Gallimard, 2004, p. 51 : « Le discours s’annule ainsi, dans sa réalité, en se mettant à l’ordre du signifiant » ; voir aussi G. Deleuze, Foucault [1986], Paris, Minuit, 2004, p. 59 ; cf. enfin J. Derrida, Positions [1972], Paris, Minuit, 2002, p. 109 sq. [3] Je ne m’étonne pas que le concept de « matérialisme transcendantal » ait été avancé il y a quelques années dans un ouvrage essentiel consacré à la question du sujet chez Lacan, voir B. Ogilvie, Lacan. La formation du concept de sujet (1932-1949) [1987], Paris, PUF, Philosophies, 2005, p. 88, 124-126. [4] De même que le concept de sujet, dans la perspective d’un « matérialisme transcendantal », s’éclairerait d’être rapproché de la pensée de Lacan, la conception foucaldienne de la temporalité historique doit impérativement être confrontée à celle d’Althusser – on lira L. Althusser, « L’objet du "Capital" », in L. Althusser et. al., Lire Le Capital [1965], Paris, PUF, 2008, spécialement p. 272-309 (voir, en ce sens, Les normes chez Foucault, p. 31, 57). Voir encore J. Derrida, Positions, op. cit., p. 79. |