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Voyez, à ce propos, l’usage insistant, dans le livre, de la notion de « partage » – point qui nous permettra d’une première fois rejoindre la pensée de Derrida. Parce que de s’y exhiber l’individu, en régime « disciplinaire », trouve l’occasion de son devenir-sujet, la distinction du normal et de l’anormal est identifiée comme le « partage fondamental et constitutif » d’un tel dispositif de pouvoir (p. 138). Il est cependant de l’essence de la norme en général de trouver à son fondement le geste d’un « partage » déterminant, à sa limite, un dehors de la norme et, par contrecoup, son seul « dedans » et contenu, sa seule intériorité possibles : […] il n’y a de norme possible, c’est-à-dire applicable, qu’à partir du moment où est déterminé le domaine auquel cette norme peut s’appliquer. De sorte que toute norme présuppose un hors-norme, partageant entre ce qui relève de son domaine et ce qui n’en relève pas. Le partage entre ce qui relève de la norme et ce qui n’en relève pas est un présupposé normatif de la norme […] (p. 135). Il faut évoquer, à ce point, la Préface que Foucault donnait, en 1961, à son Histoire de la folie[1]. On se souvient qu’il s’y proposait, par impossible, de rejoindre la « région incommode » où la folie continuait de communiquer avec la raison, d’entretenir avec elle un « primitif débat ». Tel était le « degré zéro de l’histoire de la folie », antérieur même à sa détermination au titre de « folie » par et dans le « geste de coupure » ou de « conjuration » par lequel la raison la pose comme son autre et, par là, se pose elle-même comme telle. Ce point, Foucault le qualifiait d’« expérience indifférenciée, expérience non encore partagée du partage lui-même » et il le rapprochait « d’autres partages », d’autres gestes d’exclusion par lesquels une culture s’institue en ses limites de s’opposer à ce qu’elle reconnaît dès lors comme hétérogène à elle. Dans sa thèse, relisant la Première Méditation cartésienne, Foucault fera de l’exclusion de la possibilité d’être fou (« Mais quoi ? ce sont des fous ») l’acte de naissance du Cogito classique, selon un geste de reprise historiquement situé, semble-t-il, du partage réputé « originaire » identifié dans la Préface. Or – et c’est ce qui nous intéresse ici – ce partage premier, Foucault le qualifiait d’« hétérogène au temps de l’histoire » et, quoiqu’il soit évidemment « insaisissable en dehors de lui », il le situait alors à la racine même de la possibilité de l’histoire en général : « L’histoire n’est possible que sur fond d’une absence d’histoire […] La nécessité de la folie […] est liée à la possibilité de l’histoire ». Selon un tour qu’on dira « quasi-apriorique », le geste initial d’un « partage », ou d’une détermination d’un dehors – geste que Stéphane Legrand reconnaît comme le « présupposé normatif de la norme » elle-même – est donc renvoyé par Foucault « aux confins de l’histoire » autant dire à sa source, ou à sa possibilité même. On sait que c’est précisément ce rapport difficile de l’histoire à ce qui lui échappe pour la fonder mais n’est saisissable qu’en elle (d’où la notion, que je risque ici, d’un « quasi-apriorique ») qui fait le point de départ de la critique que Derrida oppose à Foucault dans sa conférence fameuse « Cogito et histoire de la folie »[2]. Renversant en quelque sorte l’argument foucaldien, Derrida retrouve « le point-zéro de l’histoire »[3] dans le Cogito lui-même, plus précisément dans l’« excès inouï » auquel il s’affronte, soit l’affolement généralisé dont il fait l’épreuve dans le doute hyperbolique : « Il est le point à partir duquel l’histoire des formes de […] [la] contradiction [entre raison et déraison] […] peut apparaître comme tel et être dit » ; aussi bien s’agit-il « moins d’un point que d’une originarité temporelle en général ». D’où le reproche adressé à Foucault : certes celui-ci, dans la Préface, « pose au moins au départ la question de l’origine de l’historicité en général, se libérant ainsi de l’historicisme » ; mais c’est pour ensuite rabattre son propos sur l’exclusion spécifiquement classique par le Cogito de la possibilité d’être fou, donc sur « une structure historique de fait » ; il manquerait dès lors l’essentiel, ce qui du projet cartésien n’est pas réductible à l’histoire, l’hyperbole qui, par définition, excède « toute totalité finie et déterminée », toute structure historique particulière, et renvoie l’histoire de fait à la dimension de son originarité, celle de l’historicité en général. On ne s’étonnera pas que la réédition, en 1972, d’Histoire de la folie fasse l’impasse sur la Préface de 1961 mais s’accompagne en revanche d’une réponse à la critique derridienne[4]. L’évolution de la pensée de Foucault vers une recherche portant toujours davantage sur la factualité (la « matérialité ») de pratiques ou d’événements discursifs[5], sur les modalités de leurs formations et de leurs transformations, est synonyme d’un essai (lequel n’est pas forcément concluant) d’historicisation maximale de toute perspective transcendantale ou apriorique devant même déjouer « la thématique historico-transcendantale »[6] dans son ensemble. L’un des intérêts majeurs du livre de Stéphane Legrand – dont, outre l’usage de la notion de partage, la référence récurrente à Derrida (p. 11, 167 sq.) et, dans une moindre mesure, à Husserl (p. 45), témoignent d’évidence d’un intérêt bien informé pour le débat qui nous occupe ici – est de démontrer que le moment le plus « politique » de la pensée de Foucault, alors tout occupé du concept de norme et de son intérêt heuristique pour une analytique et dans une généalogie du pouvoir disciplinaire, n’est ni celui d’une évacuation totale ou accomplie du « résidu transcendantal » ni, par conséquent, le moment le moins proprement (ou classiquement) philosophique de sa pensée. Avant d’en revenir, pour finir, à Derrida, il faut préciser ce point en prenant en compte l’usage que fait le livre de la notion de « transcendantal » au voisinage, cette fois, de Deleuze.
[1] Sur ce qui suit, voir M. Foucault, « Préface » [1961], in Dits et écrits, op. cit., n° 4, p. 187-195. Voyez sur ce point F. Gros, Foucault et la folie [1997], Paris, PUF, Philosophies, 2004, p. 28-42 et, notamment, l’évocation, à propos du partage folie/raison, d’un « transcendantal de l’histoire » (p. 32). Je note que la notion de partage restera essentielle à l’économie des textes littéraires de Foucault, cf. exemplairement M. Foucault, « Distance, aspect, origine » [1963], in Dits et écrits, op. cit., n° 17, p. 312-313. [2] Sur ce qui suit, voir J. Derrida, « Cogito et histoire de la folie » [1963], in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1979 [1967], p. 51-97. [3] S. Buckinx, Descartes entre Foucault et Derrida. La folie dans la Première Méditation, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 94. Ce livre patient et rigoureux est la synthèse récente la plus claire du débat Foucault/Derrida, ici retracée, notamment, du point de vue de Descartes. L’auteur est particulièrement attentif – pour la mettre en question – à ce que Derrida nomme « la condition indispensable de toute herméneutique », la distinction du sens patent et du sens latent et leur rapport, autant dire, en dernière analyse, le rapport du signifiant au signifié. [4] Voir M. Foucault, « Mon corps, ce papier, ce feu » [1972], in Dits et écrits, op. cit., n° 102, p. 1113-1136. [5] Cette évolution est par ailleurs inséparable d’un débat, essentiellement implicite, avec la pensée derridienne ; on en trouve trace dans M. Foucault, L’archéologie du savoir [1969], Paris, Gallimard, Tel, 2008, p. 167 : « Cette autre histoire qui court au-dessous de l’histoire […] on peut bien entreprendre enfin de la purifier dans la problématique d’une trace qui serait, avant toute parole, ouverture de l’inscription et écart du temps différé, c’est toujours le thème historico-transcendantal qui se réinvestit », ou encore dans M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » [1969], in Dits et écrits, op. cit., n° 69, p. 823 : « Je me demande si […] cette notion [l’écriture] ne transpose pas, dans un anonymat transcendantal, les caractères empiriques de l’auteur ». On verra que la thématique de l’écriture, spécialement lorsqu’elle est rapportée aux recherches du dernier Husserl, à commencer par L’origine de la géométrie tel que commenté, en 1962, par Derrida (du reste évoqué dans M. Foucault, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 255 : « […] de là le fait que le commencement des mathématiques soit interrogé moins comme un événement historique qu’à titre de principe d’historicité »), permettrait d’atténuer provisoirement la distance qui sépare Foucault – d’ailleurs lecteur admiratif dudit commentaire, voir M.-L. Mallet, G. Michaud (dir.), Derrida, Paris, L’Herne, 2004, p. 109-110 – de ce dernier. [6] M. Foucault, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 58. Un indice de l’embarras de Foucault face à cette thématique : dans la Conclusion de L’archéologie du savoir, lorsqu’un interlocuteur imaginaire lui demande « quel est alors le titre de votre discours, d’où vient-il et d’où pourrait-il tenir son droit à parler » (en somme : quelles sont vos lettres de créances ?), Foucault répond ceci : « Cette question, je l’avoue, m’embarrasse […] j’aurais aimé, quelque temps encore, la tenir suspendue. C’est que pour l’instant […] mon discours, loin de déterminer le lieu d’où il parle, esquive le sol où il pourrait prendre appui » (ibidem, p. 277-278). La « Préface » à l’Histoire de la folie évoquait pour sa part la nécessité de tenir « un langage sans appui » (art. cit., p. 194). |